Claire Ceira

fleuve, haies

par claire le 17 janvier, 2022

C’est comme si je soulevais l’horizon, par mon avancée, mais avec une tendance à l’oubli immédiat de ce que je dépasse…non , c’est comme si l’horizon n’était pas de sa propre couleur, de la couleur du ciel au dessus de la route. C’est comme s’il était exténué, se levait, se levait, sans qu’aucun lieu n’habite encore derrière son dévoilement – inutile.
Je vais, voici plusieurs heures déjà que je m’enfonce dans cet horizon vague. De chaque côté, je le vois bien, il y a des paysages, qui s’enfuient, se dilatent, pourraient être déchiffrés, où on pourrait s’arrêter. Je m’enfonce entre eux, dans la différence qu’ils manifestent : d’un côté une grande plaine hachée de haies, qui semble par endroits fraîchement labourée (on est en octobre). De l’autre les bords du fleuve s’étirent, rendus flous par ma vitesse. Je vais vite, laissant derrière moi quelque chose qui s’était refermé depuis des années, à quoi je ne pense plus. Seul l’épuisement de cet horizon témoigne encore de ce que je fuis. Bientôt, l’horizon s’ouvrira, je regarderai d’un côté l’éclat du fleuve, de l’autre les oiseaux survolant les haies, et je saluerai la tombée du jour, le soir.

mémoire noire

par claire le 17 janvier, 2022

Dormir. Depuis quelques années, dormir ou ne pas dormir n’était pas si séparé, il y a avait des entre-deux, de longues flottaisons. Etre allongé dans le noir absolu était devenu une condition nécessaire pour glisser lentement, comme de côté, dans l’eau trouble du sommeil et y disparaître. La moindre source lumineuse, celle par exemple de ces petits veilleurs rouges qu’on ne peut éteindre sur le téléviseur des chambres d’hôtel, gênait le glissement. On jetait un vêtement et l’oeil rouge disparaissait. Présences muettes, à demi-vivantes, les appareils électroniques semblaient les sentinelles d’un monde où l’on ne dort jamais, ne devrait jamais dormir. Les héroïques petites présences électroniques, prêtes à s’éclairer en pleine noirceur d’une vague lueur spectrale, nous rappelant qu’ailleurs, d’autres ne dorment pas, pourraient tenter un contact. Alors ils fallait les enfouir, les aveugler, les réduire au noir

A cette condition s’installait un autre monde, obscur et primitif, vieux comme l’origine, comme ce qui entourait le sommeil de nos ancêtres quand ils s’enfonçaient dans leurs grottes, fuyant l’éclat des étoiles, des dernières braises.
C’est l’ancienneté de l’obscurité, sa parfaite similitude avec celle que nous connaissons depuis l’enfance, qui aide à dormir. Le noir inchangé, que nous avons appris à ne plus craindre, avons
même appris à aimer, refuge sans limite et clos à la fois, ne demandant rien, silencieux.
Dans cette immobilité, enfin libres, nous avons pu – d’aussi loin que porte la mémoire – laisser venir les images internes des rêves, floues et vectrices, nous avons même pu cesser d’exister, sans crainte.

hortillons, hortillonnes

par claire le 22 septembre, 2021

Près d’Amiens, à l’est de la ville, le long du lit de la Somme, s’étend une vaste zone faite d’étangs, de canaux, de parcelles cultivées, de jardins d’agrément. Cela s’appelle « les hortillonnages », l’origine latine du nom (hortus = jardin) renvoyant bien à son histoire, puisque le creusement des canaux remonte à l’époque gallo-romaine. Les gens qui les cultivent s’appellent les « hortillons – hortillonnes » et ils ont pendant des millénaires ravitaillé Amiens en légumes qu’ils amenaient en bateau à deux pas de la cathédrale, sur le quai, au « marché sur l’eau ».
Même si cette activité a pas mal diminué, tout cela reste bien vivant et la qualité remarquable des légumes poussant dans cette terre alluviale, sombre et légère, arrosés « par en dessous », leur garantit une clientèle fidèle. Les jardins de loisir ont pris la première place, très fleuris et décorés, ou bien plus sauvages, avec presque toujours un petit bungalow.

Quand je suis arrivée à Amiens, en 85, j’ai visité plusieurs fois en barque ce lieu, mais c’est 10 ans plus tard, quand le désir d’avoir un vrai jardin est devenu presque obsessionnel, que nous avons commencé à chercher, avec l’aide de l’Amicale des Hortillonnages qui centralisait les annonces. La quête fut longue, avec des déceptions de dernière minute, mais finalement nous avons pu acquérir un terrain parfait, portant une petite maison verte à un étage, sans eau ni éléctricité, construite entièrement par un ancien menuisier, qui avait amené en barque parpaing après parpaing.

Il était mort depuis plusieurs années quand nous avons acheté le terrain, certains héritiers s’étaient fait tirer l’oreille et pendant 6 mois nous avions les clefs, la barque, mais aucune certitude. Ces six mois d’hiver ont été comme une initiation : apprendre à manoeuvrer la barque avec une seule longue rame, explorer les alentours, et défricher défricher défricher. Les ronces étaient comme des dragons endormis, de dix mètres de long, la partie la plus éloignée était en cours de transformation en une jeune forêt, et je n’ai pu en découvrir l’extrémité qu’après plusieurs mois. Dans la maison, extrêmement saine malgré la situation, tous les outils étaient restés là, souvent brisés, rouillés, et les bottes et les bleus de travail du vieil homme, de vieux mégots, la grande table qu’il avait construite. Un bric-à-brac impressionnant où on pouvait trouver de quoi pêcher, semer, tailler. J’utilisais avec respect tout cela (sauf les bottes ! ). J’y allais souvent seule avec mon chien, quelque soit le temps ou presque, et mes satisfactions ont été très riches, mes déconvenues aussi. La partie était inégale entre la puissance de cette nature et mes efforts et mon temps, mais j’en avais pris mon parti, et je me sentais comme une invitée dans ce territoire si libre. En hiver j’avais le sentiment d’ être au bout du monde, alors qu’on entendait distinctement ferrailler les trains dans la gare d’Amiens et qu’on pouvait deviner la flèche de la cathédrale sur le trajet de retour.

La vie avance : à moment donné j’avais moins de temps libre, les enfants étaient partis, la poussée des plantes sauvages était devenue trop forte pour le temps que je pouvais trouver. Il fallait bien regarder les choses en face, alors nous avons décidé de vendre. J’en parle à un ami qui connaissait l’endroit et peu après il me rappelle. Nous avons organisé la visite, avec sa femme et ses deux fils, et le soir même c’était décidé !

J’en parle aujourd’hui parce que chaque fois que je reviens à Amiens, ils organisent un pique-nique avec tous nos amis communs et je retrouve la barque, les canaux, les poules d’eau, les arbres immenses, les orties et les fleurs. C’est ce que nous avons fait dimanche dernier, dans la plus belle journée de soleil qu’on pouvait rêver. Le jardin est merveilleusement cultivé, chacun avait rivalisé de créativité dans les salades et pâtés, et on est rentrés presque à la nuit tombée, dans le silence de l’eau calme, escortés par une nombreuse famille de cygnes.
La vie avance, on quitte des choses qu’on aimait, mais aussi souvent elle nous invite à de petits voyages de retour, et alors on est très heureux, surtout avec des amis.

Si vous voulez voir le terrain et cette petite maison verte au toit rouge, il faut aller à Amiens, monter dans une des barques électriques qui conduisent les touristes doucement entre les canaux. Et à moment donné, dans le rieu d’Orange (chaque canal/rieu porte un nom), si vous regardez bien à gauche vous la verrez. Mon chien aimait beaucoup se poster sur le bord au passage des barques, car il avait droit à des compliments : « oh le beau chien ! »…et une fois un petit garçon qui avait bien écouté le guide s’est écrié en me voyant bêcher : « tiens, une hortillonne! ».
Mais je n’y suis plus !

matin

par claire le 22 septembre, 2021

quand le serpent se dresse devant la vitre
entre par la fenêtre
l’intérieur de la chambre change – dans le début de l’aube.
le lit est vertical
le vernis à ongles se répand sur le sol

alors les murs brunissent comme une
grotte

tout est enfermé dans l’immobilité
du lieu qu’on connaît
réverbérations de l’air
contre les murs.

plus tard
on est assis sur le lit qui a repris sa place
la fenêtre est vide
les murs s’éveillent
on est bien seul.

focale (21)

par claire le 31 août, 2021

1
L’enfant flou derrière, en tablier, appuyé à la porte
L’homme devant, le reflet qui aveugle le verre droit de ses petites lunettes rondes lui donne une allure de monstre mythologique, avec son visage si assuré, narines, mâchoires, casquettes.
La barrière peinte de cercles, l’ébauche d’un 7, on voit que le taureau n’est pas encore là.
C’est l’enfant flou qui est le plus présent, d’une certaine manière,
comme est présent ce qu’on ne perçoit pas directement. Il semble pourtant absent à lui-même, la tête un peu penchée, comme font les enfants qui attendent, se font oublier, au second plan de la vie des adultes.
On est en Espagne dans une plaza de toros. La guerre n’est pas encore là, elle n’éclatera que dans trois ans.

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2
Deux sortes de présences dans cette image.
Au premier plan, celle d’un visage masculin encadré dans le rectangle d’une ouverture. Presque taurin, narines ouvertes, moustache lourde, Poliphème autant que Minotaure car un reflet de lumière aveugle le verre droit de ses petites lunettes rondes, il regarde de côté, attentif et maussade.
Au fond, rêvant, très flou, un enfant tient embrassé le battant d’une porte. Comme la présence de l’âge adulte, la présence de l’enfance.
On est dans une arène, un jeu virtuose de figures géométriques donne à la scène quelque chose de mythique, d’abstrait. Pourtant ces cercles concentriques ont été peints, ces rectangles ont été découpés dans le bois des portes et des barrières, le chiffre 7 qu’on devine a été inscrit à la peinture noire. On est dans un interlude, entre deux mises à mort le vieux spectacle est à l’arrêt.
Pour moi qui lis la légende : « Arènes de Valence, 1933 » une autre image se superpose : le tableau de Picasso, « Guernica ».
Dans ce moment capté, dans cette scène vue au cours d’un voyage, dans ces deux personnages et ce qui les rassemble, comme une intuition et la figuration de ce qui allait suivre, pour ce pays.

Nous qui savons ce qui arrivera, nous voyons dans le visage sanguin de l’homme, son air méfiant et autoritaire à la fois, comme un calque vague, comme un prémisse du taureau qui mugit au premier plan de « Guernica ».

corpus

par claire le 25 novembre, 2020

Près de Marseille il y a le C.I.R.V.A. (Centre international du verre et des arts plastiques).

Une équipe de verriers travaille là, des verriers qui sont allés se former dans tous les endroits où se pratique l’art du verre. Les artistes viennent à leur tour du monde entier pour un travail en commun qui dure parfois des semaines ou des mois. Ils habitent sur place, tout le monde prend ses repas ensemble et c’est ainsi que s’élabore l’œuvre, les idées des artistes rencontrant la technique des artisans, leur expérience, leur souffle, leurs gestes, les contraintes du matériau. Il y a ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, il y a le poids de la pâte de verre, il y a les nombreuses fois où le verre casse, il y a la brûlante bouche du four, l’idée qui se modifie, la couleur, les transparences et les opacités, le tout petit et le monumental. Lors de l’exposition qui s’y est tenue, on voyait une vidéo qui parlait de tout cela, montrait le travail en train de se faire. Je me souviens de cette sculpture en verre pour laquelle deux verriers tenaient chacun à bout de canne une énorme boule de verre liquide et, face à face, après un mouvement de balancement, les agrégeaient l’une à l’autre. Et ainsi plusieurs fois. On voyait l’œuvre finale, sa beauté hasardeuse et coalescente. J’ai repensé à ce que je disais en plaisantant d’un jeune peintre qui « peint vraiment », sur la toile ou le papier, avec un long pinceau : qu’il avait de belles épaules. Les maîtres verriers ont de belles épaules, et un thorax bien développé. Les artistes ont de beaux yeux, forcément. On donnerait cher pour vivre quelques semaines de ce genre de travail commun. Je pense toujours au « duende » cher à Lorca quand plusieurs personnes créent ensemble.

avec dix mots imposés

par claire le 24 novembre, 2020

mot d’automne

le mot que j’emploie est hérité
du temps passé
des choses si souvent redites
s’il a duré c’est qu’il le méritait
touchant d’un doigt la réalité
désirée, la prenant dans sa petite pogne

aussi servant à l’éviter.

comme une bulle autour d’elle je l’étirais
parfois et puis le laissais dériver
jusqu’au grand marais des idées
où il s’échouait dans les roselières.

et là
il restera en attente
vieille pomme très ridée
continuant à concentrer son sucre.
tout ce qui en lui médisait
se dépose dans la vase.

seul reste ce qu’il saisissait
chaque fois que je l’employais
dans mon enfance.

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Nord

Par un bizarre phénomène, du fond du tableau remonte une pellicule bleue, comme un vernis qui se craquelle en séchant. Il regarde le virage : solvants, couleurs, ce petit miracle qu’il ne dirige pas du tout.
Il y a quelques années il aurait cherché à tout reprendre, à bannir le hasard chimique, à revenir à son projet, mais là il le constate seulement. Il regarde ses mains pendant qu’il les nettoie avec soin mais sans succès, lève les yeux vers la grande verrière, orientée au nord, avec la merveille du jardin derrière, dépouillé dans le silence d’hiver. Sa fatigue baigne dans le blanc, il jette dans la poubelle les chiffons souillés. Sur la petite table constellée de taches, dans un coin de la pièce, l’attend le pain, la boîte de camembert entamée, le couteau. Sur l’étiquette on a représenté une vache, aux larges yeux tournés vers lui. Elle a une petite étincelle d’or sur le front. Il pense à la personne qui a fait cette image.

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stabat mater

Mort des morts si petits et lancés dans le fond
du ciel immortel, et nageant sur le dos
– sur l’huile miroitante de la mer Morte.

Mortels, mortelles, jetés comme dés
sur le mortel tapis des dieux lassés.

Si petits si passés si lointains et perdus par leurs mères
et mortes elles aussi d’avoir attendu sans revivre
la mortelle joie qu’ils tenaient dans leurs mains
désormais petite sèche et belle
comme fleur immortelle.

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oligarchies

petit terrien dans ton cabinet
de curiosités c’est kekchose
l’enfance a laissé filer
le chien wouaff et les madeleines
maintenant tu collectionnes
les nombres et chiffres-providence
le lubrifiant pour avaler les couleuvres
la lysopaïne après pour calmer la gorge.
la foudre qui te faisait peur
menaçait l’arbre du jardin
elle s’appelle maintenant urssaf
caf, ameli (sans e), et brandit
sa menace tellurique
de disparition individuelle
de petit glissement de terrain perso.

le temps

par claire le 11 juin, 2020

II

attendre que quelqu’un meure
au loin
quelqu’un qui est votre mère
et ne ressemble plus en rien
à ce qu’elle fut.
qui n’ouvre plus les yeux ne parle plus
déjà presque semblable à ce corps qu’elle sera
juste avant de s’effacer
à jamais de nos regards.
c’est tellement étrange
on n’arrive pas à penser.

le passé est derrière chaque minute
comme un fantôme tenu à distance
et le présent est comme un seuil – un seuil prolongé, fatigant.

on attend le point de rupture
l’appel téléphonique
trou où la vie disparaît.

le temps

par claire le 18 mai, 2020

I

voila longtemps que je n’écris plus
ne t’écris plus.
la citerne à demi-enterrée où l’eau

glissait des parois
faisant nuit et jour entendre
son écoulement

où se reflétait tout au fond
le rond variable du ciel

elle est sèche maintenant
son fond est de gravats.

focale (20)

par claire le 14 mai, 2020

Tout au fond derrière, dans un ciel blanc d’hiver, on devine la coupole des Invalides. Lui est au premier plan avec son œil de travers, sa pipe. La pensée a modelé ce visage, les rides de ce front, quelque chose d’amer et de tourmenté par une quête. Toute recherche de séduction semble absente, mais la lourde veste de prolétaire, le cache col, la pipe, disent quelque chose. Il ne regarde pas son interlocuteur, pensif.
C’est la pensée, l’intelligence qui porte le pouvoir de séduction… et avec quelle intensité!
Comment a-t-il été regardé, tout petit enfant, qu’y avait-il dans les visages penchés sur lui?
Il a un œil aveugle de n’avoir jamais pu servir, l’autre regarde un lointain, un absolu, la vérité?
Je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé.
J’ai écouté hier une archive où il parlait de «Huis clos». Dans la pièce, il n’y a pas de miroir, disait-il, et c’est ça l’enfer : dépendre du regard des autres pour exister.