Claire Ceira

retour en Grèce

par claire le 26 avril, 2017

tout commence le vendredi soir, de la Semaine Sainte : Athènes la nuit où cheminent des processions bancales, les cierges protégés par une cupule de plastique transparent, rouge, où il faut abandonner la voiture en haut d’une colline, juste au dessous d’une muraille inconnue, descendre à pied en tirant la valise, rouge, au milieu des dîneurs attablés dans la nuit, dans les ruelles défoncées.
après ce mercredi (des Cendres) depuis lequel t’accompagne une petite virgule de mort, juste un souffle sombre, une idée, un risque infime, un mot qui effraie comme la chouette passant en plein jour devant le soleil éblouissant.
et tout sera ainsi, de ville en ville, de route en route, de montagne en montagne : l’éblouissant soleil, l’espace bleu de la mer étendue partout, les fleurs partout, les murs écroulés, les panneaux : ce qui se vivait là, les légendes, les temples, les noms. et les gens qui vivent maintenant, presque sans portable dirait-on, déambulant, travaillant, un peu de leur tranquillité, leur langue, le rire des petites filles dans les ruines : celle qui a glissé debout en bas d’une butte et reste là, saisie, riant avec sa copine.
un balcon séparé de la mer par une route assez passante : un autre oiseau glisse devant le ciel, comme une virgule encore, mais invisible celle-là, ou peut-être rouge et transparente, le lundi de Pâques et ses œufs (rouges). la mort des agneaux.
il y a des sortes d’évidences, en Grèce, qu’on n’avait jamais rencontrées, ailleurs. il ne s’agit pas de croire en quoi que ce soit, ni Pan, ni dieu. c’est devant les yeux.

jeu d’arbres

par claire le 1 avril, 2017

Les peupliers aiment l’eau
ils pompent
rangés au bord des fossés, des rivières
les pieds plantés en quinconce
dans des terrains fangeux.
mais aspirent au vent
à l’air
et chantent comme l’eau qu’ils boivent,
offrent au ciel.

Les platanes les snobent :
citadins anciens
noueux
écailleux comme les vieillards qu’ils ombragent
ils rêvent du soir de fête
(dans deux cents ans)
où ils porteront sur leurs branches
tout un orchestre.

condensations

par claire le 21 mars, 2017

Léa c’est la fille qu’est toujours là
la fille du maître nageur
elle va
des tribunes où s’ennuient les mères
anxieuses aux vestiaires,
évite d’un coup de rein las
les jets des douches,
en sortant du pédiluve
jamais ne glisse. Léa mate
sur le carrelage brillant la chair drue
des garçons du grand bain
et le peu qu’ils cachent.
Leur manière
de se hisser hors de l’eau
leurs torses
blanc chair sur les carreaux blancs
Leurs dos quand ils s’assoient
mouillés comme des poissons.

Tandis que son père en peignoir
pieds nus dehors fume une clope
avec la fille des vestiaires, elle boit
son coca derrière les cameras
de surveillance.
Ou bien, soudain elle déploie
sa longue taille de girafe,
sortant des couloirs elle parcourt
l’espace embué d’un pas élastique
son corps pâle semble s’effondrer
comme une lame dans l’eau
et tranche, à languides brassées
deux ou trois longueurs. C’est pour un seul
à qui elle jette en sortant
un regard torve.
Léa est toujours là
mais lui n’est jamais le même.

(sur le thème : érotisme et carrelage)

Avec Khalid El Morabethi : Benjamin

par claire le 19 mars, 2017

Call me Benjamin…

Benjamin dit qu’il n’a jamais eu une famille.

Il y avait juste une mère qui l’avait vu naitre et un père qui l’avait vu grandir.

Il y avait juste une phrase qui se répète << Tu me fais mal, tu me fais mal >>

Benjamin dit que la douleur lui fait plaisir.

Benjamin dit que la douleur le fait dormir.

Benjamin dit que la douleur le rend un homme, un monstre, une bête,

que la douleur supprime les maux de sa tête.

.

Call me Benjamin…

Son père le frappait comme si c’était un péché, comme si c’était une erreur,

Une horreur.

Benjamin et le silence se cachaient dans un placard ou il y avait une odeur,

un mélange entre les vomissements du diable et la merde des anges,

Et il y avait cette voix vide et douce qui lui dit que ce n’est pas grave, tu vas mourir de toute façon…

Et il y avait cette voix vide et douce qui lui dit que ce n’est pas grave, que le père donne de bonnes leçons…

Et il y avait cette voix vide et douce…

Et il y avait cet arbre qui pousse…

Et ce cœur qui tousse…

Et ce sourire

Et ce regard.

.

Call me Benjamin

Benjamin va à l’école, dans un aquarium transparent

autour de lui tournent les enfants

et les maîtres. Il n’entend presque rien

à cause de l’eau dans les oreilles

il a des cahiers et des doigts

tachés, blancs.

il cache tous ses membres

il est fait de l’odeur du placard

comme la rue

comme l’école.

.

Benjamin porte un aquarium à l’endroit qui tousse à l’intérieur

le poisson est rouge

donne des coups de queue.

Rien n’existe que papa maman.

.

Le sourire de Benjamin n’est jamais vu

il s’adresse au mur qui longe l’école,

au crépi gris rempli des dessins

de la pluie, des moisissures

c’est là qu’il sait lire

rentrant de l’école

lisant le mur hasardeux

ses lézardes.

.

Call me Benjamin

Il est né

Il marche

Il part

Il s’en va

Il s’en va boire

Il fait des rêves

Il dort

Il ne fait pas de bruit

Il dort

Il ne fait pas de bruit, il est mort

Mort

.

Call me Benjamin

ma voix féminine

par claire le 8 mars, 2017

Aujourd’hui, en cette journée de la femme,
je veux écrire un poème
sur les hommes, sur la beauté masculine.

Cette photo de Frank Zappa
dans le plein essor de sa vie
quelques cheveux gris à peine
dans les boucles devant l’oreille.

Le chapeau enfoncé, le manteau au col de fourrure
incongru, choisi, ouvert
sur les poils de la poitrine
au dessous du cou parfait.
Aussi ce regard planté et paisible.

Aujourd’hui dans cette journée de la femme
dire le désir des hommes
l’amour des hommes
qui m’a aimantée, animée.

focale (8)

par claire le 7 mars, 2017

C’est le début des années cinquante, l’homme porte un béret enfoncé sur la tête, un manteau de laine visiblement élimé. Sur son revers, un ruban de deuil comme on en portait à l’époque. Il a une écharpe de laine écossaise croisée dans le col du manteau, une main dans la poche, l’autre dans le dos. Il est assez jeune, le corps lourd, un peu cambré, pieds écartés. Contrairement à un autre homme derrière lui, il ne sourit pas devant le spectacle de ce grand vieillard en cape et bicorne à plume (sûrement un académicien), qui monte dans un taxi. Son regard est au-delà du monde, la ligne de sa bouche fermée. Il y a une forme de bonté sur son visage triste, absent. Le vieillard est visiblement attentif à la difficile manoeuvre qui consiste à pénétrer dans l’habitacle sans heurter le toit, au risque de faire tomber son extravagant couvre-chef. L’homme derrière l’homme triste éclaterait sûrement de rire.

focale (7)

par claire le 7 mars, 2017

Ce sont les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Je suis restée muette, contemplant l’étendue du désastre, puis je suis partie à l’intérieur du bâtiment. D’une fenêtre aux vitres sales surplombant une portion du trottoir je l’ai vu encore, de dos. Il était accoudé au parapet, il se penchait pour voir, les voies, les rails. J’ai vu son col relevé, son manteau noir, ses épaules. Le parapet faisait un angle très aigu avec un muret, derrière lequel des bâches, poudrées de neige, cachaient des masses informes. Dans cet angle, sur le vide brumeux des voies, la courbe des rails reflétait le blanc du ciel. Il s’est redressé et il est parti.

focale (6)

par claire le 23 février, 2017

Elle s’est glissée ce matin par le petit portail, au fond du jardin. C’était un matin tiède de mars. Elle, la peureuse, l’attentive, la sans-projet, elle aurait été bien en peine de prévoir cette brusque impulsion – entre le battant et la colonne de ciment sur laquelle il s’appuie, un coup d’épaule avait suffi pour ouvrir la grande aventure. Elle est partie tout droit vers l’est, longeant le trottoir, traversant avec aplomb et comme tout à fait avertie. La rue était pleine de choses attractives, mais pas suffisamment pour la ralentir. Elle est passée devant le square, sur le pont surplombant les voies du métro, puis plus loin qu’elle n’était jamais allée. Elle a vu du coin de l’oeil le premier qui s’est mis à la suivre, a retraversé la rue en diagonale, et l’autre a débouché d’une impasse. Elle les entendait derrière elle, avançait toujours au même rythme, rapidement mais sans fuir. Ils ont parcouru ainsi près de 500 mètres, dans la rue en pente bordée de jardinets. Soudain, par dessus la grille basse de l’un d’entre eux, elle a vu le troisième. La même force qui l’avait poussée à fuir la maison où elle avait grandi, où résidait toute sa sécurité, arrêta brusquement sa course. Elle était absolument immobile, et le resta tandis qu’il la contournait, l’étreignait et qu’elle sentait son petit pénis rigide se frayer un chemin. Les deux autres attendaient, le petit noir et blanc aux oreilles tombantes et le brun.

douves

par claire le 8 février, 2017

elle porte un tee shirt avec un coeur noir
frange sur les yeux et ses mains menues
dessine, petite, le trou de ta vie
et le grand château qui n’existe pas.

frange sur les yeux et ses mains menues
tout manque partout à part le désir
et le grand château qui n’existe pas
restent le dessin l’image et les yeux.

tout manque partout à part le désir
les créneaux la herse et les douves vertes
restent le dessin l’image et les yeux
le roi n’est sorti qu’un après-midi.

les créneaux la herse et les douves vertes
elle cligne des yeux le temps est si court
le roi n’est sorti qu’un après-midi
elle porte un tee shirt avec un coeur noir.

les jours rallongent…

par claire le 20 janvier, 2017

……à nouveau. Depuis quelques jours, un rai spectral, pâle, surligne le bas de la fenêtre au réveil, sous les volets pleins. Il ne se sent pas mieux pour autant, sortant du chaos des nuits. Il a de plus en plus l’impression de n’être pas le même quand il dort. Un rêveur avide et bousculé hache ses nuits de situations inconnues, rampant de réveil en réveil et replongeant aussitôt, comme dans des milliers de vies non-vécues, qu’il tente de vivre, où il réfléchit sans cesse, sans continuité.
Le rai de lumière grise à la fenêtre (le « jour »), signe de ce qu’est sa vraie vie : une ligne qui ne dit rien.
Ce matin, après le café où il a ajouté un long trait d’eau du robinet tant il avait soif, il sort sur le pas de la porte. La ruelle est vide, il fait froid, il est content d’être ainsi en chemise, col et veste ouverts. A l’angle de la rue des Lois, à 20 mètres, le soleil rasant dessine sur le crépi du mur une surface si belle, avec ses aspérités, qu’on dirait un grain de peau, une peau qui a froid.
Il rentre dans la cuisine, il va chercher dans le tiroir de la table ses clefs de voiture. Voilà plus d’une semaine qu’elles sont là. Il se voit soudain comme la voisine qu’on a fini par venir chercher en ambulance après un appel aux pompiers. La minuscule baraque envahie de sacs en plastique puants, de vieux journaux, d’enveloppes vides, aussi mortes qu’elle bientôt. Ça s’appelle le « syndrome de Diogène », paraît-il. Il sent cette constipation de l’âme, garder ainsi la merde du cœur bien au chaud, accumulée, les vexations minuscules, les défauts trop vus, l’impression aigre d’être oublié. L’en-soi si reposant, comme une fenêtre cernée de blanc dans le noir de la chambre dit « reste là, ne bouge pas ».
Il lui vient une grande envie de purgation, sortir, grimper en haut du village, croiser quelqu’un, regarder la vallée, manger une herbe amère, se vider, léger.
Ou bien prendre la voiture, aller au supermarché, surmonté de la ligne des montagnes inchangée depuis l’invention de la photographie. Le camion des poulets rôtis remplit le parking entier d’une odeur sublime, comme l’odeur de la faim. Son petit voisin est là, sanglé dans sa poussette, et sa mère remplit le coffre, elle rit de le voir. Il l’aide à charger les packs d’eau pour les biberons.