Claire Ceira

palais, arbres

par claire le 20 mars, 2018

Le temps passe.
Le roi qui a construit la ville, personne ne sait plus prononcer son nom correctement.
Il faisait très chaud aussi quand l’ouvrier a sculpté ce sourire, ces yeux baissés, tu cherches les coups de burin qu’on devine encore. Tu te demandes quels étaient les gestes, comment tu pourrais sculpter un visage exprimant si parfaitement le bonheur.
La sueur est devenue une habitude, une pellicule amie, ne disparaît que dans la chambre climatisée, le soir.
Le nom de l’ouvrier, ses compagnons de travail le connaissaient, l’appelant dans la nuit chaude autour du feu.
Ce nom qui lui avait été donné, il n’apparaît nulle part. A-t-il jamais été écrit ? Son ADN doit être parfaitement dissous dans quelque terreau humide, au pied de grands arbres. Ou bien en cendres : carbone, CO2, encore plus simple. Mais une partie est probablement encore là, aujourd’hui, dupliquée dans chaque cellule de ses nombreux descendants. Comme celui du roi.
Le corps est fait pour être détruit.
Sous la pellicule de sueur tu le sens, tandis que tu cherches les coups de burin imperceptibles, mais aussi les cercles de lichens qui désagrègent, colorent, dessinent leurs cernes vivants.
Les grands arbres ont descellé les dalles de la ville qui n’abrite plus personne.
Des files de fourmis innombrables vêtues de couleurs claires la pénètrent, longeant les murs, touchant les grandes racines qui ressemblent à des serpents, un peu gluantes, moussues.
Leurs voix excitées font comme un contrepoint incompréhensible, hasardeux, face aux sourires silencieux.
Tu aimerais venir très tôt le matin, avant eux, pour entendre le silence de la forêt tel qu’il baignait les ouvriers endormis autour des cendres de leur feu ; mais tu est trop paresseuse.

En fait, il n’y avait plus/pas encore de forêt, les arbres avaient été coupés, dessouchés, avant que ne commence le chantier. Le roi venait parfois se rendre compte, dans l’éclat de son pouvoir. Les sourires de pierre étaient pour lui, mais aussi pour ses dieux.

humeur

par claire le 30 janvier, 2018

De temps en temps, le tableau change. Quelque soit l’heure du jour, quelque soit finalement le thème et le paysage, s’y inscrit un insupportable sentiment d’exil.
Une forme de froissement qui modifie la structure et la lumière de la prairie, de la mer, du ciel au-dessus, qui pénètre aussi l’air de la maison.
Il est impossible d’être heureux.
La solitude crisse, traverse tout, dessèche tout, et l’on sait qu’aucun autre endroit ne lui échappe.
Quelquefois, seuls les lieux décrits dans les livres seraient habitables.

six fois 6 fois six

par claire le 23 janvier, 2018

si près du solstice d’hiver
cette nuit de silence dans la
maison fermée et dans les arbres
intimes gardiens du mouvement, ne bougent.
la vie est une histoire verticale
peut-être on attend l’horizon.

*****

les voyages qu’on ne fera
pas sont des voyages en cours
regarde derrière l’arbre isolé, tranquille
le lierre qui change de couleur.
il suffirait d’un pas bancal
pour ne plus appartenir à rien.

*****

je me tiens sur l’écluse
à travers les trous du fer
l’eau qui se rue, écume
je vois ta feuille se noyer
elle file coulant dans l’intensité.
toujours se ruer, murmure l’eau.

*****

je peux encore évoquer la fumée
qui est devenue si rare ici
odeur-trace d’un jardin perdu
ailleurs, un homme, devant son tas
de débris et de plantes sèches
encore maître, nimbé de blancheur âcre.

*****

tu creuses creuses creuses – un violent
rai de lumière atteint le fond
l’enfant éclairé par sa diagonale
mâche quelque chose et surtout regarde,
réfléchit. être un adulte c’est
reprendre le projet du début, finir.

*****

trouver le lieu du rendez-vous
quotidien, ou presque, avec l’ami.
boire une limonade et regarder dehors.
la conversation a commencé bien avant
qu’il arrive, elle n’avait
même jamais cessé depuis son départ.

petit poème du nouvel an

par claire le 8 janvier, 2018

sans contraction ni césarienne
toujours glissant, toujours à temps
l’année nouvelle a pris la place
dans le berceau des jours nouveaux.
toujours plus loin
du nôtre sommes
toujours plus près du jour final.
mais en habitant ce jour-ci
regardons bien car son visage
jamais plus ne le reverrons
ni jamais ne l’avons connu
il est unique
il est ici.

endormi

par claire le 30 novembre, 2017

on plonge
dans ce mouvement de sphère
quand le soleil n’est plus qu’un mot
laissant s’enrouler la Terre
sur elle-même on tombe
en arrière, bascule
sans peur aucune.

comme un grand poisson las de jouer
présente son ventre blanc
à la lumière des étoiles
puis descend
vers l’obscurité.

on tombe sans vertige
la main de la Terre douce et large
soutient la chute et l’accompagne
pas de solitude
pas de froid –
les rêves, ou le vent, ou le vide
entre les étoiles – il y a la voix
les voix, être aimé.

on s’étend dans la direction
des vagues, leur étalement
le sang pulsant, le souffle
la houle sur la Terre.

et dans les corridors du rêve
se cachent tous ceux qu’on a suivis
toutes les villes traversées,
on écoute les voix monter,
descendre.

ils sont plusieurs je crois.

aller (4)

par claire le 26 octobre, 2017

Dans ce pays, il est impossible d’écrire.
tout ramène à Je, tout colle
par sa blessure, cette horreur
ovale.
le temps creuse une cicatrisation impossible
un héritage sans doute
mais qu’importe.

pris par ce qu’on a de laid
on voit son reflet en surimpression
sur le paysage
et cela emplit la pièce, ou le wagon
il n’y a plus de dehors.

pourtant j’ai parfois arraché la croûte
ou laissé l’épaule entière, en sommeil avec sa clavicule,
en gage.
volant dans le crépuscule
et ce n’était plus rien qui s’appelle « moi ».
c’était le temps des apatrides
une vallée ou un parc, une cascade

il y en avait d’autres aussi…

aller (3)

par claire le 2 septembre, 2017

en fait, on attend, on est patient.
dans ces grands bâtiments ouverts, au milieu des autres
sur des chaises en plastique,
couleur neutres,
tout est propre, gris et blanc
on appelle votre nom.
– jamais je n’ai autant entendu mon nom –
c’est la manière d’aller, dans ce pays-là
de faire la guerre contre personne, contre rien.
on est calme, on lit « Le seigneur des Anneaux »
assis, attendant.
on fait tout comme il faut,
tout ce qu’on vous dit,
on parle un peu on réfléchit
on rentre chez soi
on est bien traité,
on est souriant.

c’est pourquoi il faut lire une histoire de longues marches en pays hostile, de forêts inconnues. les éboulis et les dangers les bancs de brume autour du fleuve quand tombe la nuit,
les créatures fabuleuses
la peur la cruauté et l’union
la loyauté la douleur la faim
le repos et la mission – chevelures longues
qui flottent dans le vent glacé, les muscles, les armes et la magie.
ce qui reste à faire, le chemin vers le bord de l’enfer, la mort presque assurée, le mal.
c’est pourquoi cette lecture est si nécessaire, et rend heureux.

Aguirre

par claire le 26 juin, 2017

N’importe quel endroit au centre
de cette forêt-là – puits – lumière
verticale rouge sous la voûte bleue.
n’importe quel moment où jaillit
la sueur – où elle a attendu
l’arrêt pour huiler le corps
dans l’immobilité des feuilles trouées.

zénith : lumière de nudité de mort.
on va chercher derrière son visage
le crâne qu’on porte depuis toujours
encore vêtu de chair, de paroles
et d’expressions mouvantes – la lumière
utilisée comme un laser pour révéler
l’imperfection – en invoquant la perfection

d’un visage rêvé qui serait
aimé, visage de la vie complète
éblouissant, étoile noire posée au milieu
du soleil – scotome ou démon tapi
dans le centre de la forêt.
là où tu n’es plus
orienté, tu t’arrêtes, sans eau.

la lumière et tes mots traversent
cette vitre, ce rideau sur lequel
se cogne la vie perdue, séparée.
ta voix monte vers le trou
percé dans la voûte des arbres
(la vérité du temps douche brûlante)
être exactement là, voix douce – recherche.

(en vers de 6 mots)

aller (2)

par claire le 8 juin, 2017

demain
la peur lèchera la route
comme un animal devant le marcheur
guerre de mouvement
guerre de tranchée
obsidionnale ou guerre éclair
toutes les formes sont à examiner.

tu t’es éveillée au pied du mont des oliviers
il y a une sueur sèche sur les herbes
il y avait des cris pendant ton rêve.

tu marches sous le soleil habituel du matin, tu as perdu ton auto
suffit-il de marcher seule, le dos droit pour traverser la guerre ?
ou faut-il lui baiser la bouche
mâcher son haleine et vomir ?

aller (1)

par claire le 1 juin, 2017

quelque chose de passé réapparaît, qu’on croyait avoir perdu
qui semblait vidé de sa matière – tandis qu’il pleut, sans vent, cela surgit.
le ciel vers lequel va la route est d’un gris uniforme
opaque et plat comme le fond d’un très grand tableau

et jaillit un éclair vertical qui le sépare en deux moitiés.

je roule, j’ai toujours le volant entre les mains
glisse entre les feuillets du paysage, visant le V lointain
qui sépare deux monts bruns couchés sur l’horizon

on passe sous la couverture du ciel, comme celle d’un lit large, inconnu
et frais

je vais et rejoins ce qui m’attend de ville en ville
de jour en jour et de lumière en pluies
toujours devant, toujours exact
dans l’arrière-salle des restaus populaires
ou sur les bancs des squares
assis toujours à l’écart

comme un soldat qui ne peut pas vous voir,
adossé au mur cramoisi il rêve
du combat qu’il faudra vivre demain.
la peur vibre dans ses cuisses
mais son visage est immobile.

et moi qui ai peur aussi
à l’idée de la guerre
je m’éveille au milieu de la nuit
les murs sont trop près ou évanescents

demain dans le jour
tout sera clair
on passera à l’action.