Claire Ceira

Focale (13)

par claire le 21 juin, 2018

C’est un petit garçon solitaire, un fils unique, chez sa grand-mère. Elle vit sous les toits dans deux chambres de bonne accolées, où a été installée une minuscule cuisine. L’enfant passe ses vacances chez elle, il dort dans un petit lit couvert d’un édredon. Il joue, lit les magazines empilés, les cartes postales qu’elle garde attachées par un élastique. Tout vient du temps d’avant.
Il se sent protégé ici, spectateur des activités ménagères toujours semblables, dans la vieillesse éternelle des objets.
Surtout, la magie de cet endroit, de ces journées, c’est le toit sur lequel donne la fenêtre de la chambre. Il est relié à d’autres toits, à d’autres pentes recouvertes de zinc, d’où émergent des cheminées avec leurs multiples petits chapeaux. Un monde clos qu’il peut arpenter sans risque, où il faudrait aller loin pour voir le bord, le vide. Il n’en a nulle envie. Il a même un petit tricycle et roule dans les parties basses, variant les trajets, les obstacles.
L’enfant a mis un masque noir, une cape, il regarde droit devant lui et fait mine de viser. Derrière lui, les hauts murs parcourus de conduits de cheminées font les murailles d’un château fort que lui seul hante et défend, juste au-dessous des nuages. Les plaques grises de zinc soudées entre elles, comme un patchwork dessiné de pluies anciennes, les murs aveugles, les lucarnes couchées reflétant le ciel blanc, une beauté d’énigme qu’il garde.

Focale (12)

par claire le 19 juin, 2018

C’est dimanche, dans les rues à cette heure il n’y a que des petits garçons, suivant les longs trottoirs du début d’après-midi. Ils patrouillent, sillonnent, c’est leur terrain leurs rues leur quartier depuis qu’ils sont nés, ils rasent le métal terni des carrosseries, et lorgnent tout en se déplaçant le contenu des caniveaux. Ils cherchent la maraude, la chose nouvelle à faire. Un photographe photographie les murs.
La danse des petits garçons narquois devant l’objectif, devant le grand mur crasseux, comme un écran pour leur film intérieur, devant les volutes du mot « Love » écrit à la craie plusieurs fois. Danser sans chercher la beauté, juste pour le déséquilibre, juste pour être regardé. Le L majuscule est écrit à l’ancienne, au milieu des prénoms accouplés, tout est un peu usagé, comme le tee shirt rayé du plus hardi, le danseur improvisé, celui dont le second imite les gestes : bras en croix, le corps penché d’un côté, la tête tournée de l’autre, et le regard tordu vers l’objectif. Tout est doucement sali, pauvre, sauf leurs yeux brillants comme des joyaux, sauf leur énergie. Ils n’ont pas même conscience de leurs mouvements : il s’agit seulement de rire.

une route

par claire le 14 juin, 2018

J’ai utilisé la poésie comme on suit le bas-côté d’une route dont on ne connaît pas la direction, une route inversée, renversée, avec des traces de hachures, des fossés où on ne plongerait pas le pied, glacés d’une eau invisible et sans mouvement.
cette route était là pour m’éviter le risque de tomber, pour me laisser croire qu’il y a une direction, qu’on va arriver quelque part, dans un lieu qui forme un caillot de vie, chaud, et les conditions du repos.
pour éviter la sensation pourtant insistante que – peu importe :
aller en face ou de tel côté, le paysage est une page où on peut inscrire sa trace, et l’infléchir, sans jamais y trouver ces bords que les hommes ont appelé « l’horizon ».
une route nous dit : tu choisis, tu as deux choix, et tu suis la ligne.
quand on ne suit rien, au bout d’un moment, on a une grande envie de s’asseoir. la liberté vous écrase, on sent son vide interne.
on s’abaisse encore entre le ciel et la terre, on se sent si proche de la fraîcheur du végétal,
si différent de la chaleur que nous devons coûte que coûte entretenir, dans notre forge intérieure.

Focale (11)

par claire le 21 avril, 2018

C’est la rue d’Alésia, autrefois. Le crépi des murs, les pierres meulières de l’école communale sont encore encrassés et noirs, noirs des fumées du siècle, mais dans très peu de temps ils auront retrouvé leur couleur neuve. Ils offrent à la pluie leur sombre écrin. Les clous du passage piéton, lavés, luisent. Et lui traverse avec son imperméable remonté sur la tête. Son visage pourrait être celui d’un chapiteau sculpté, d’un homme du Moyen Age, ainsi encadré par les plis du tissu, il n’exprime rien sinon peut-être la fatigue. Plus bas, ses fortes mains. Il traverse la rue là où il traverse toujours, à l’aller et au retour de son lieu de travail (« travail de forçat » dit-il). Il y a une forme d’indifférence : ce geste d’enfant, inspiré par la simple nécessité de se protéger, les vêtements un peu fripés, ordinaires, le visage.
Si tu traversais dans l’autre sens, si tu le croisais, est-ce que tu le regarderais, est-ce que tu te retournerais pour suivre des yeux sa silhouette ? Cette impression qu’il donne ici d’un être unique, un peu écrasé, qui marche sans la moindre recherche d’autrui, sans la moindre gêne non plus ? Est-ce que tu l’aurais vue sans le déclic du photographe, et si tu ne connaissais pas son nom : Giacometti ?

focale (10)

par claire le 8 avril, 2018

Tu te souviens d’un de ces jours où on échoue dans un café. Ciel blanc, les feuilles sur les trottoirs mouillés. Un de ces jours où on est vivant différemment parce qu’on est malheureux, plus présent que d’habitude, un dimanche où souffle le vide.
Il y a là un vieil homme assis, avec sa canne, rond, vêtu de noir. Sur son visage flou, le regard perdu dans la rue presque déserte, il n’y a ni malheur ni bonheur. Il est là seul, comme toi.
Ni l’un ni l’autre ne cherchera la conversation, n’en a envie. Pourtant tu t’aperçois que sa présence immobile, son visage lourd que tu regardes de temps en temps en levant les yeux de ton livre, le simple fait que le café ne soit pas désert, qu’il n’y ait pas que des serveurs, produit quelque chose de particulier. C’est un moment qu’on n’oubliera pas, diffusant sa nostalgie signifiante, perçante. Le temps semble s’en échapper.

arbres dans la mémoire

par claire le 7 avril, 2018

Je rassemble mes arbres :

—- celui qui trempait ses pieds dans un miroir opaque, dont le vert renvoyait le ciel, un bras de petit fleuve côtier. Racines plongeant comme les longues branches que la barque contourne. Moules d’eau douce, trous de rats dans les berges. Oh, tourner autour de la rame, faire un tourbillon lent.
très loin de la ville, comme perdue en Laponie, entendre pourtant ferrailler les trains de la gare, deviner les deux tours de la cathédrale.

—- celui qui poussait dans ma cour aux dalles branlantes, soulevées par ses racines. Qui devenait peu à peu énorme, grâce aux crottes de chien dont le tas s’écrasait, se fondait dans les feuilles mortes. Acacia, grappes parfumées dans la nuit, feuilles vertes devant mon grand velux.

.—- ceux de l’enfance, des promenades à plusieurs, chaque arbre comme un problème à aborder : trouver la première prise, et comment se hisser, déchiffrer l’écriture des branches et leur danse immobile, parfois avoir peur et rester figée au dessus du vide. Ou bien ceux du jardin familial, où on a installé des cordes pour s’aider, et où on passe des heures à lire.

—- le noyer si grand au bord du rieu, comme un roi à l’écorce grise, la terre au-dessous, ombragée, à l’herbe rare. Sa mort qui prit plusieurs années après l’inondation : la lente pourriture de toutes ses racines.

—- les six oliviers, piliers du jardin, portant le dais de leur feuillage que remue le vent, semblables à des titans tortueux. L’idée qu’il sont si anciens, antérieurs à toutes les maisons d’ici.

—- les arbres des « forêts Trump », plantés contre la bêtise humaine, dérisoires, un jour aussi grands et beaux pourtant que ceux des forêts de « Shoah », le film que je regarde en ce moment.

Focale (9)

par claire le 5 avril, 2018

C’est l’année de la deuxième grossesse, de la première naissance : l’hiver. Elle porte un manteau vert bouteille aux gros boutons, qu’elle teindra en noir elle-même dans une bassine, pour le deuil de son père quelques années plus tard. Elle s’accoude au parapet du pont, laisse ses yeux filer sur le fleuve très calme, la ville qui se dilue dans un brouillard laiteux. A la pointe de l’île les arbres nus et enchevêtrés font comme une toison sombre, et les deux bras du fleuve s’écartent autour d’eux, chacun surmonté d’un pont. La première partie de sa vie est derrière elle. Le soleil, les arabes, la terre aride, les oncles et tantes si nombreux, tout ce passé qui l’a laissée dans un manque. Pour très longtemps, désormais, elle est parisienne.

le lieu désiré

par claire le 23 mars, 2018

« …Sur le lieu désiré

Il reviendra toujours… »(Manset)

 

 

Le premier sentier entrait par le nord. Tous les troncs adressaient
Aux regards leur face verte. Si on y posait la main, brûlante, elle
Semblait vouloir la sensation sauvage et noire, d’être salie. Buée
Perspiration de l’arbre, le chant du houppier là-haut, peu de vent.

A l’est un chemin courbe longeait la lisière de ronces et d’herbes,
Mais à quoi bon le décrire, jouer le jeu du bois carré ? Il n’entrait
Rien par là le sentier agonisait très vite dans un fatras, un fouillis.
Tu rebroussais chemin un peu contrarié, et tu longeais la bordure.

Et à l’ouest et au sud, la forêt était une belle muraille appuyée sur
Le ciel. Mais poreuse, pénétrable, et on rejoignait une allée droite
Comme la raie des cheveux après le bain. Ta main sale, noircie et
Ta main propre dominante, tu les tenais bien serrées dans ton dos.

Tandis que tu avançais sous le couvert des arbres, soucieux de tes
Pas, des minces bouts de bois et des ronces, autres pièges naturels
Le temps était à l’orage, il n’y avait pas de lieu central, et pas de –
Joie – Tu marchais avec ce désir d’être toujours ailleurs, plus tard.

Tu avais déjà prévu de sortir de là, retourner à la maison des livres
Forets d’une autre forêt, percée, respirant. La forêt d’imaginations
De souvenirs, où l’air est frais et le sol ami – prend dans ses mains
Innombrables les pieds d’enfant du voyageur, et le transporte vers

Le lieu désiré.

palais, arbres

par claire le 20 mars, 2018

Le temps passe.
Le roi qui a construit la ville, personne ne sait plus prononcer son nom correctement.
Il faisait très chaud aussi quand l’ouvrier a sculpté ce sourire, ces yeux baissés, tu cherches les coups de burin qu’on devine encore. Tu te demandes quels étaient les gestes, comment tu pourrais sculpter un visage exprimant si parfaitement le bonheur.
La sueur est devenue une habitude, une pellicule amie, ne disparaît que dans la chambre climatisée, le soir.
Le nom de l’ouvrier, ses compagnons de travail le connaissaient, l’appelant dans la nuit chaude autour du feu.
Ce nom qui lui avait été donné, il n’apparaît nulle part. A-t-il jamais été écrit ? Son ADN doit être parfaitement dissous dans quelque terreau humide, au pied de grands arbres. Ou bien en cendres : carbone, CO2, encore plus simple. Mais une partie est probablement encore là, aujourd’hui, dupliquée dans chaque cellule de ses nombreux descendants. Comme celui du roi.
Le corps est fait pour être détruit.
Sous la pellicule de sueur tu le sens, tandis que tu cherches les coups de burin imperceptibles, mais aussi les cercles de lichens qui désagrègent, colorent, dessinent leurs cernes vivants.
Les grands arbres ont descellé les dalles de la ville qui n’abrite plus personne.
Des files de fourmis innombrables vêtues de couleurs claires la pénètrent, longeant les murs, touchant les grandes racines qui ressemblent à des serpents, un peu gluantes, moussues.
Leurs voix excitées font comme un contrepoint incompréhensible, hasardeux, face aux sourires silencieux.
Tu aimerais venir très tôt le matin, avant eux, pour entendre le silence de la forêt tel qu’il baignait les ouvriers endormis autour des cendres de leur feu ; mais tu est trop paresseuse.

En fait, il n’y avait plus/pas encore de forêt, les arbres avaient été coupés, dessouchés, avant que ne commence le chantier. Le roi venait parfois se rendre compte, dans l’éclat de son pouvoir. Les sourires de pierre étaient pour lui, mais aussi pour ses dieux.

humeur

par claire le 30 janvier, 2018

De temps en temps, le tableau change. Quelque soit l’heure du jour, quelque soit finalement le thème et le paysage, s’y inscrit un insupportable sentiment d’exil.
Une forme de froissement qui modifie la structure et la lumière de la prairie, de la mer, du ciel au-dessus, qui pénètre aussi l’air de la maison.
Il est impossible d’être heureux.
La solitude crisse, traverse tout, dessèche tout, et l’on sait qu’aucun autre endroit ne lui échappe.
Quelquefois, seuls les lieux décrits dans les livres seraient habitables.