« Ann » de Fabrice Guénier
par claire le 9 février, 2016
J’ai fini le livre hier.
Quand je l’ai commencé je me suis dit que j’allais en avoir pour très longtemps, parce que c’était de la poésie, et que je ne peux lire ça que très lentement, presque ligne par ligne, page par page, pour donner à chaque image et chaque mot son poids, son empreinte.
Mais finalement c’est aussi un récit, et je l’ai donc lu de façon continue, j’y ai même passé la moitié de mon dimanche.
C’est un livre vraiment puissant, je crois que je n’avais pas ressenti ce genre de chose depuis « La trilogie des confins » de Cormac McCarthy. Peut-être je ne l’aurais pas appelé « roman », mais plutôt « poème », ou « témoignage ». Il m’a semblé qu’il s’agissait de ça : témoigner de l’existence de quelqu’un, de sa présence, témoigner de ce que peut faire vivre l’état amoureux quand il va aussi loin.
Il y a quelque chose à quoi j’avais déjà pensé en lisant les bouquins de Manset (les premiers), cette question du statut d’étranger absolu que prend celui qu’on aime, étranger et en même temps alter-ego, double de soi dans un espace central, commun…et la force de cette double réalité incompatible. Tomber amoureux c’est entrer en pays étranger, avec un guide. Je suppose que c’est encore plus puissant et plus troublant quand l’autre est d’une autre culture, d’un autre pays, d’une autre génération, aussi éloigné qu’il est possible dans son identité. Là on a l’impression que c’est presque un divorce intérieur, la tentation impossible de devenir vraiment l’autre, de devenir comme elle, de s’arracher à ce qu’on est. Et du coup une forme d’horreur pour cette identité qu’on porte, ou en tout cas une étrangeté, un refus des miroirs que renvoient les hommes occidentaux qui sont là, sous les yeux, et des miroirs tout court.
Pourtant on le sent tout le long du livre, ce qu’est le narrateur, son âge, son corps, son origine, et combien il aspirerait à se dissoudre dans le monde qui l’entoure.
Il y a aussi toute une méditation sur la question morale, spirituelle au sens où la jeune fille devient peu à peu par sa façon d’être et de vivre une sorte de « maître », avec encore une fois une inversion du sens commun, des préjugés, des donneurs de leçon.
Mais bon, ce sont encore des idées tout ça, le livre est surtout extrêmement contemplatif, poétique, y compris dans la deuxième partie, la partie de la maladie et de la mort, devant l’horreur. Là encore, l’identité se dissout, parce qu’il devient nécessaire de devenir comme une mère, dans son rôle le plus profond et le plus terrible : accompagner, impuissante, la souffrance et la mort de son enfant, qui – elle – devient de plus en plus petite, réduite à l’état d’un nourrisson presque, et soumise à une torture sans bourreau (sinon Dieu).
Il y a aussi en arrière-plan la question de l’occident, de ce que nous avons fait de nous-mêmes. Et un appel au féminin, à la simplicité, à l’acceptation, au sens de la vie qui serait comme un brouillon toujours à parfaire, vie après vie. Tout le temps, comme un mystère et un leitmotiv : la beauté.
corridor
par claire le 8 février, 2016
petit messager dans le couloir humide
profil égyptien aux oreilles décalées
tu guettes deux choses qui s’opposent
le passage furtif d’une vie-proie
les portes qui se referment.
tes yeux sont des fentes remplies d’eau verte
tu mourras sans qu’on te retrouve
dans un appentis perdu, ou bien dans une canalisation
en attendant
tu guettes l’instant exact
du bond.
les murs sont hauts, le sol trempé
tu t’es posé au seul endroit sec
toutes formes passent près de toi
sans que tu bouges d’un poil
lire dans les flaques
ta divination électrique
des graviers qui ont roulé là
et dans quelques heures, avant le creux de la nuit,
du passant qui te fera fuir.
trou
par claire le 7 février, 2016
deux grosses pierres marquent l’entrée du chemin boueux
qui mène à l’aven, au gouffre.
don Juan est là, il s’appuie à l’arbre le plus proche
il considère la pluie, les plantes
au dessus de la bouche où tout change
ouverte vers le ciel gris.
sur un rocher tout au bord, des spéléologues
ont scellé un piton d’acier
le chemin fait un tour prudent, à distance.
si vous étiez là quelque part invisible
si vous étiez là vous seriez frappé
par le mouvement de la pluie et son bruit discret
remplissant le monde immobile.
le jeu
par claire le 7 février, 2016
enfants, dans des squares en hiver à Paris.
je me souviens des grilles,
comment elles délimitaient l’espace, la végétation, et du portillon de métal peint qui se fermait sous son propre poids, en claquant.
je me souviens des petites fontaines dont il fallait presser le robinet de cuivre, de la nuit qui venait,
des vieilles personnes immobiles sur les bancs, leurs pieds sur le sol sableux.
seule, je m’arrêtais de courir. de l’autre côté de la rue, envahie de bleu : le trottoir, les grands immeubles aux façades indistinctes, et toutes les fenêtres d’or.
à travers les vitres illuminées par la lumière intérieure, on voyait le haut des étagères, le plafonnier, quelques tableaux ou miroirs, les rideaux à contre-jour.
chaque fenêtre différente, d’un jaune plus ou moins pâle, particulier, et la couleur des murs,
parfois des rideaux opaques, tirés sur l’intérieur.
alors, j’étais de nulle part.
âges
par claire le 7 février, 2016
encore le même bus, qui va de la presque montagne, chez moi, à la plage du Mourillon, une femme assise, son petit garçon sur les genoux, avec qui elle converse. la petite grande soeur est à côté, n’écoute rien, se lève, s’accroche à une barre autour de laquelle elle tournoie, dans les cahots. quand sa mère lui demande de revenir elle s’arrête de tourner une seconde, laisse passer, puis reprend son jeu.
deux femmes montent, dont une (la mère), très âgée.
elle s’assied sur l’insistance de sa fille, et regarde l’enfant en face d’elle : « elle croit que je vais lui faire du mal, elle croit que je suis méchante, mais je suis gentille ». la fillette se tait, grands yeux sombres, la mère dit : « elle est timide ».
la vieille dame regarde dehors, demande sans cesse si elle doit se lever, si c’est l’arrêt, sa fille la rassure : « non, ce n’est pas là, encore deux arrêts ».
sous l’abribus éclairé dans la nuit, assis, un beau garçon a la tête baissée sur son portable, ses sombres cheveux tombent de chaque côté de son visage attentif. elle l’a remarqué : « regarde-le, comme il est triste, il a été battu….je n’aime pas qu’on le batte ».
le petit garçon à lunettes, lui, voit la gare illuminée : « pourquoi ils ont pas mis d’étoile ? ils la mettront le soir de Noël »… »
« qu’elle est belle la gare ! » dit la vieille dame…je l’avais dessinée pour l’école ».
« oui, elle est belle » répond le garçon qui évoque ensuite avec sa mère les fêtes qui approchent, les gens qui vont venir. « c’est qui tata Laurette ? » « c’est ma tata à moi », dit sa mère.
les deux enfants font partie d’une crèche vivante. il dit qu’il va tenir un bâton et rester debout, c’est tout. sa soeur, il pense qu’elle va être habillée en bleu, là (il passe la main sur la poitrine de sa sœur), et sur la tête parce que la sainte Vierge est bleue.
la petite ne dit toujours rien, indéchiffrable.
Bus ligne 3
par claire le 7 février, 2016
cette dame d’un certain âge, sûrement rousse autrefois, aux cheveux longs. je l’observe à la dérobée, qui regarde par la vitre défiler les maisons sans grâce, les petits commerces. de chaque côté de son visage deux peignes de plastique relèvent des mèches encore cuivrées, sur fond de chevelure grise.
elle s’est assise près de moi, accompagnée d’une odeur d’ enfance : celle de la pommade rosat.
(on tournait le tube, c’était le seul rouge à lèvres autorisé)
je revois la couleur tendre, translucide (rose ou rouge), et les petites peaux cartonnées sur les lèvres, qui s’amollissaient, se soulevaient dans tout ce gras, et qu’on déchirait doucement, laissant la muqueuse à nu, neuve. je revois les fissures qui s’ouvraient parfois, et saignaient, au milieu de la lèvre inférieure…la couleur du sang un peu orangée, son goût de fer.
ça faisait plus mal de le voir chez une autre fille.
comment les enfants s’occupent de leur corps, de ces petites douleurs qui se perdent à l’âge adulte.
hier
par claire le 7 février, 2016
on roule dans un paysage hivernal, dans les couleurs de l’hiver. les vignes nues, pas encore taillées, avec les hachures serrées des piquets qui se déploient dans le mouvement comme un éventail, les ceps tordus et noirs, les sarments.
la terre de ce pays, couleur de chocolat, retournée, les chênes marcescents dressés devant elle, en dentelles vieilles, comme du XVIIème – on roule dans l’hiver attentif, sous le ciel d’un bleu vibrant.
tout se détache si nettement dans la lumière ; le vent est resté derrière nous.
les façades des petites maisons posées dans la campagne comme des visages aux yeux multiples.
à la radio il y a cette chanson en espagnol, une belle voix, et ce mot qui signifie « poitrine » : pecho.
voyage d’hiver
par claire le 7 février, 2016
on roulait, on descendait, on s’enfonçait dans l’étrange foisonnement de collines de l’Alentejo, vers le sud. Le voyage avait déjà pris son identité, à cause des haltes dans ces stations service presque désertes, où les gens étaient si tranquilles, si disponibles, où on s’interrogeait sur les petits pâtés posés derrière la vitrine, où on buvait du café à la fois serré et doux. Elles n’étaient pas comme partout en Europe, ces stations posées au milieu de rien, entre des villages éloignés : il n’y avait pas beaucoup de plastique ni de métal blanc ou rouge, et plutôt du bois dans la cafétéria.
Après on reprenait la route sous le ciel incertain, mais lumineux. Le relief moutonnant, vert sombre, donnait une idée de pays légendaire, donnait envie d’imaginer des jours et des jours de trajet jusqu’à la mer, jusqu’aux petites villes côtières, petits ports avec leurs remparts et leurs constructions récentes aux volets tous fermés en cette saison. C’était bien d’imaginer les foules du mois d’août dans ces espaces déserts ou presque, devant cette végétation d’hiver, dans ces villes où quelques rares cafés brillaient de quelques guirlandes, silhouettes en manteaux attablées dans la rue.
Il y a eu ce fleuve, qui sert de frontière depuis toujours. On est allés tout au bord, une rivière le rejoignait à cette endroit, comme lui charriant un limon brun presque rouge, qui s’était déposé sur leurs rives et brillait au soleil. Il n’ y avait pas âme qui vive dans ce lieu-là. On regardait le large fleuve, debout à côté de la voiture silencieuse.
ce qui est impossible à dire
par claire le 7 février, 2016
ma dernière incarnation était derrière une fenêtre, à l’heure exacte où je suis née, mais longtemps après bien entendu, et dans un lieu complètement différent…le vent du soir argenté dans les branches juste en dessous de la terrasse, les longues feuilles comme coiffées en arrière, qui bougent, et le très grand pin au fond, majesté noire
elle aussi en mouvement.
je pensais à l’incarnation précédente, quand debout dans le jardin à la même heure, j’étais séparée par un mur d’un arbre touffu, où de petits oiseaux pépiaient. Cette fois, il n’y avait pas de vent. Ce pépiement, si fin, subtil, constant, comme s’ils parlaient de l’abri qui les cachait la nuit venant, de leur plaisir à être ensemble, d’une même espèce.
l’arbre est une maison d’ombre où le temps nous pose, oiseaux parmi les oiseaux.
que nos voix entourées se perdent
dans cet abri cette ramure.
avec tous ceux auxquels je fus liée, toute parole oubliée,
seulement un rêve obscur de chant et de halo.
pourquoi j’aime mon supermarché
par claire le 29 janvier, 2016
Pourquoi j’aime mon supermarché ? parce qu’il est à 5 minutes de chez moi, que je passe devant la caserne des pompiers flambant neuve, énorme. parce qu’il se trouve derrière une petite cité crade, et que je vois les gens y venir avec leurs vieux sacs, leur fatigue. parce que je vois en été les jeunes guetteurs assis dans la rue en impasse, sur une chaise qu’ils ont mise là. longs corps dans l’adolescence, ennui des heures de chaleur. parce qu’ils ont refait la grande surface du parking dans laquelle les pluies d’ici si fortes créaient des sortes d’étangs infranchissables. le bitume neuf, les lignes bien blanches encore, la circulation qui s’est régulée entre la sortie et l’entrée…mais j’aimais aussi le vieux bitume affaissé, les fissures, le désordre. parce qu’en fin d’été, sur une haute clôture qui ferme tout un côté du parking, des plantes grimpantes font un tableau superbe : bleu violet des ipomées, bleu doux des plumbago, et puis cette liane inconnue aux fleurs jaunes, et que de l’autre côté on aperçoit au loin un grand jardin envahi de coquelicots. parce que les caissières sont toujours les mêmes et rigolent entre elles ou avec les magasiniers. parce qu’elles sont gentilles. parce qu’il y a une forte proportion de vieillards, de vieillards pauvres, et que je peux voir comment le temps travaille les visages et les corps, les démolit. parce qu’il y a un rayon de jouets bon marché qui me rappelle des choses. parce que je sais exactement où se trouve chaque rayon. parce qu’il flotte un parfum de malheur, de précarité, qui m’envahit peu à peu et qu’en sortant je le porte avec moi un moment, qu’il m’angoisse. parce qu’il y a des femmes voilées, lourdes, des filles maquillées, des petits enfants qui touchent les rayons. parce que beaucoup de gens se saluent, se connaissent. parce que je ne connais personne. parce que j’ai connu avant – à Amiens – un supermarché de la même chaîne, de la même taille, où j’allais aussi toutes les semaines, où les clients étaient plutôt bourgeois, c’était près des quartiers sud. parce que je pense à autre chose quand j’y suis, à des gens absents. parce que j’y suis allée si souvent, depuis si longtemps, dans des humeurs si diverses, le temps fait comme une tapisserie.