L’inversion démoniaque II
par claire le 4 juillet, 2025
Je vais voir mon vieil ami Christian cet après-midi. Comme d’habitude on fera un tour dans le quartier de nos études, toutes ces rues tortueuses qui n’ont pas tant changé ; on fera quelques découvertes chez un libraire d’occasion, ou bien on affrontera le poudroiement des allées d’un parc. Et puis un peu fatigués on ira s’asseoir dans un café, au fond plutôt qu’en terrasse, et on sortira des feuillets, des petites revues de poètes obscurs et des trucs qu’on a écrits depuis la dernière fois.
C’est toujours un moment stimulant, parce qu’on a des goûts assez proches bien qu’un peu différents, et qu’on se comprend 5 sur 5 dans les réflexions qu’ils nous inspirent. Les critiques, les commentaires sur ce qu’on écrit, ce n’est jamais blessant ni énervant. Parce qu’on est amis et qu’on connaît le style de l’autre. Et puis parce que l’un et l’autre nous sommes convaincus que si le lecteur a un regard irremplaçable, éclairant les choses d’un autre côté, au final c’est l’auteur qui sait.
Réfléchir au côté philosophique de l’écriture, de la poésie, de l’art, c’est aussi la source de pérégrinations infinies. Comme deux voyageurs dans le même pays se retrouvent dans un même lieu, puis se perdent de vue, se revoient ailleurs et finissent dans la même auberge le soir. On est du genre à penser allusif, associatif, sagittal, et donc pas de choc d’egos, jamais d’argumentation pesante. Rien que du plaisir, le plaisir de penser à deux, jouer à saute-mouton ou se faire la courte échelle.
Aujourd’hui je lui fais lire le texte que je viens d’écrire à propos d’une photo de Brassaï, célèbre et fascinante : une photo de nuit de Paris : la ville éclairée de l’intérieur sur laquelle se penche un démon cornu aux yeux globuleux. J’ai écrit le texte très vite, la question du démoniaque me poursuit en ce moment. J’ai amené aussi la photo de Brassaï.
L’inversion démoniaque
Parfois la nuit d’un coup d’aile je rejoins les plus hautes flèches, me pose au bord du vide.
Je regarde plein d’une puissante satisfaction la ville en bas, les murs de la cathédrale (bien moins ancienne que moi) qui s’enfoncent dans l’obscurité. Je m’accoude près de cette statue grotesque qui me figure.
J’ai le souvenir de l’homme qui a sculpté ce démon, bouc-homme-oiseau. Qui avec tant de conscience l’a rendu si laid. J’enveloppe dans le fourreau de mes ailes mon corps parfait, ma beauté fascinante qui restera inchangée pendant la nuit des temps, quand les pierres de l’édifice, quand la statue elle-même, dissoute par les éléments, aura rejoint le sable des mers.
Mais je protégerai autant que possible l’espèce qui l’a construite, mes chéris qui me rendent siècle après siècle un culte si constant, me vouent une si parfaite fidélité.
Oui, le sculpteur, je le regardais faire, je voyais la répulsion sur son visage, la terreur de l’enfer qu’on lui avait décrit et qu’il essayait de graver dans la pierre. Avec tant de bonne volonté, tant d’élan vers le Bien, vers l’Autre, celui qui prétend avoir tout créé.
Au moment même où il sculptait cette image destinée à l’édification des fidèles, je savais combien il était à moi, comment le soir il rentrerait chez lui, et se livrerait à tous ses péchés, à ses haines.
O mon double contrefait, avec cette expression désolée et niaise, cet air de benêt mélancolique. Ton nez crochu, tes yeux globuleux, les cornes qui surplombent un front
absent, et ton accroupissement pensif. Tu n’as de commun avec moi que les ailes.
La beauté, elle est tout en dessous, dans cette ville grande comme une mer, noire comme la nuit qui la recouvre et lui répond ; mais éclairée de l’intérieur par le tracé phosphorescent de ses rues. Quelle beauté, oui ! Créée par mes créatures, leur ingéniosité sans limite, leur besoin de jouir, encore et encore. On m’a appelé Lucifer, Celui-qui-porte-la lumière. Le plus beau et le plus sage des anges. Et la lumière, c’est vers le bas, tout au fond que je l’ai emportée, dans les ténèbres où j’ai été précipité.
Elle étincelle dès le soir, habitée des cris de la vie humaine, et je la contemple. Le ciel n’est que ténèbres, et l’Autre, de là-haut aussi regarde, et il mesure l’étendue de sa défaite.
Je suis celui qui règne sur le monde inversé, celui qui s’appuie sur le courant lumineux du désir, au sein de la noirceur des âmes. La ville est à moi et la cathédrale le dit bien, vaisseau dérisoire de la ferveur angoissée, de la culpabilité sans remède. Elle tente de régner par la peur, la contrition et la soumission. Je règne par le désir, la révolte et la beauté vraie, libérée de toute morale.
Il lit attentivement, regarde l’image, sourit.
– Pas mal, pas mal, mais il y a un petit détail : tu as omis d’aller interroger l’archange Wikipedia et l’archange Google sur cette statue, je crois .
– ?
– Ils t’auraient raconté comment Viollet Le Duc, trouvant la cathédrale insuffisamment habitée, a décidé d’ajouter sur la galerie au-dessous des tours, et dans d’autres emplacements, des statues de chimères, inspirées par toutes sortes de sources. Comment il les a dessinées, fait sculpter, et installées là.
– Et donc le sculpteur de mon démon accroupi n’a rien d’un homme du Moyen Age, il était installé dans un atelier du XIXème siècle, le nez sur un dessin du génial architecte.
– Exactement.
– Je t’ai dit à quel point je déteste le style néogothique ?
– Eh oui, je sais bien. Je sais même pourquoi, tu me l’as assez dit.
Tu détestes que des « artistes », refusant de regarder le monde dans lequel ils vivent et d’en témoigner, préfèrent s’inspirer de belles histoires qu’ils se racontent à propos d’un passé à moitié fantasmé, et imitent (toujours sottement) les formes créées à cet époque par les artistes qui, eux, étaient en accord avec leur monde.
– Oui, c’est pourquoi cet art est toujours mort, et faux. Mais, je vais te dire : c’est la fausseté de leur attitude envers la vie que je ressens, l’exaltation romantique dans ce qu’elle a de surjoué, de narcissique, une exaltation qui sert à se regarder s’exaltant, à jouer au génie sans respect réel pour l’art, à vibrer sur un passé enjolivé.
Comme ces gens riches qui faisaient démolir des bâtiments anciens pour pouvoir admirer des ruines au crépuscule.
Et bien entendu, comme rien n’a de succès plus que la fausseté, entraînant l’admiration niaise et générale des bourgeois bêlants.
– Eh, tu es en colère !
– Oui, parce que tu vois, l’inversion démoniaque elle est là aussi aujourd’hui, et elle n’a jamais été plus forte et puissante que maintenant. Le faux se transmet comme une traînée de poudre, la vérité n’a plus trop bonne presse et la pensée non plus, la dérision érode tout.
Jouir, vibrer, sur n’importe quoi, le bling bling, le paraître, le veau d’or, le divertissement.
Et le meurtre, partout, sur les écrans et dans les villes détruites, tuer hors de toute règle, les plus faibles d’abord.
Lucifer je le vois bien encore, à côté de la statue, la nuit, avec son rire silencieux devant notre monde…Comme il devait bien rire devant celui de Viollet Le Duc, artiste soucieux de laisser son nom, sa petite trace baveuse sur la pierre d’une cathédrale, de l’arranger à son goût et à celui des financiers de son siècle, engraissés de la misère.
– Oui, mais l’art est plein de malice et de détours. Regarde comment BrasaÏ a pu faire cette photo sublime, à partir de la statue fausse. Et même ton texte, l’inspiration, c’est beau à vivre.
C’est comme un mille-feuille
– On peut faire du vrai avec du faux, c’est ce que tu dis.
– Eh oui, faire de l’Ange avec de la Bête…c’est ça l’aventure.
On regarde maintenant une série de photos contemporaines retravaillées, dans lesquelles des éclats de lumière et des traits redessinés donnent le sentiment d’un huis-clos secret, inquiétant, abstrait.
Puis il me montre le début d’une nouvelle qu’il écrit, qui se passe en Sardaigne, dans le coin le plus agricole et protégé du tourisme, qu’il a visité cet été.
Et puis je reviens à mon texte, à mes réflexions sur les siècles qu’a (ou n’a pas) traversés la Stryge, et au cheminement du démoniaque :
– Finalement, quand on pense à ce qui a accompagné cette statue, dans la réalité et dans l’imaginaire, je me dis que Trump et compagnie, tous ces petits roitelets de l’apparence, et tous les magiciens de la pub avec leurs faux sentiments, ils n’iront pas bien loin. Parce qu’il leur manque un outil dans leurs mensonges : l’idéal.
Le mensonge qui a duré le plus longtemps, qui a fait le plus de morts et qui a formaté le plus puissamment l’esprit des gens, c’est la religion. Et ça dure encore. Pour asservir les gens il faut de l’idéal, de l’Infiniment Ceci et de l’Infiniment Cela. Et l’autre qui a eu quand même une belle carrière : le marxisme, c’est aussi sur l’idéal qu’il s’est construit et appuyé.
Penser le démoniaque, c’est voir comment il est mélangé, inextricablement, à l’idéal….Et voir comment l’art à sa manière rend compte de ce mélange, l’éclaire autrement, nous aide peut-être à nous en débrouiller, à rester libres.
– Je crois que tu es en train de te construire ton petit idéal à toi. Viollet Le Duc était sûrement dans le même genre de ressenti. On triche tous, et toi la première, c’est pour ça que la tricherie te met en colère.
Je le regarde, il y a une sorte d’irritation atténuée dans son regard, dans sa voix.
– Et toi ?
– Moi ce qui me met en colère c’est la nature. Je crois que jamais l’homme n’arrivera à s’arrêter de la détruire et que ce qui semblait cycles se révèle continuum, jusqu’au désert. Les cycles c’est ce qui me permettait de vivre, d’espérer. Il va falloir mourir et rien ne nous sauvera. Même Lucifer se dissout dans cela, il n’y a rien à combattre.
La pluie s’est arrêtée, le trottoir est mouillé, les marronniers sont presque en fleur, on sort, on reçoit des gouttes sur le front « comme un vin de vigueur ».
– Bon, si on allait voir Notre Dame, je n’y suis pas entré depuis la reconstruction, il y a moins de monde maintenant.- Ok, allons saluer Marie, La Stryge, Viollet Le Duc et les pompiers héroïques.
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