Inversion démoniaque
par claire le 11 avril, 2025
Parfois la nuit d’un coup d’aile je rejoins les plus hautes flèches, me pose au bord du vide.
Je regarde plein d’une puissante satisfaction la ville en bas, les murs de la cathédrale (bien moins ancienne que moi) qui s’enfoncent dans l’obscurité. Je m’accoude près de cette statue grotesque qui me figure.
J’ai le souvenir de l’homme qui a sculpté ce démon, bouc-homme-oiseau. Qui avec tant de conscience l’a rendu si laid. J’enveloppe dans le fourreau de mes ailes mon corps parfait, ma beauté fascinante qui restera inchangée pendant la nuit des temps, quand les pierres de l’édifice, quand la statue elle-même, dissoute par les éléments, aura rejoint le sable des mers.
Mais je protégerai autant que possible l’espèce qui l’a construite, mes chéris qui me rendent siècle après siècle un culte si constant, me vouent une si parfaite fidélité.
Oui, le sculpteur, je le regardais faire, je voyais la répulsion sur son visage, la terreur de l’enfer qu’on lui avait décrit et qu’il essayait de graver dans la pierre. Avec tant de bonne volonté, tant d’élan vers le Bien, vers l’Autre, celui qui prétend avoir tout créé.
Au moment même où il sculptait cette image destinée à l’édification des fidèles, je savais combien il était à moi, comment le soir il rentrerait chez lui, et se livrerait à tous ses péchés, à ses haines.
O mon double contrefait, avec cette expression désolée et niaise, cet air de benêt mélancolique. Ton nez crochu, tes yeux globuleux, les cornes qui surplombent un front absent, et ton accroupissement pensif. Tu n’as de commun avec moi que les ailes.
La beauté, elle est tout en dessous, dans cette ville grande comme une mer, noire comme la nuit qui la recouvre et lui répond ; mais éclairée de l’intérieur par le tracé phosphorescent de ses rues. Quelle beauté, oui ! Créée par mes créatures, leur ingéniosité sans limite, leur besoin de jouir, encore et encore. On m’a appelé Lucifer, Celui-qui-porte-la lumière. Le plus beau et le plus sage des anges. Et la lumière, c’est vers le bas, tout au fond que je l’ai emportée, dans les ténèbres où j’ai été précipité.
Elle étincelle dès le soir, habitée des cris de la vie humaine, et je la contemple. Le ciel n’est que ténèbres, et l’Autre, de là -haut aussi regarde, et il mesure l’étendue de sa défaite.
Je suis celui qui règne sur le monde inversé, celui qui s’appuie sur le courant lumineux du désir, au sein de la noirceur des âmes. La ville est à moi et la cathédrale le dit bien, vaisseau dérisoire de la ferveur angoissée, de la culpabilité sans remède. Elle tente de régner par la peur, la contrition et la soumission. Je règne par le désir, la révolte et la beauté vraie, libérée de toute morale.
( d’après une photographie de Brassaï)
Laisser un commentaire