Claire Ceira

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par claire le 23 mai, 2023

Dans le petit café où on s’est installés, froid et sombre
il y avait sur un mur cette même photo, mais vieille de
100 ans, en noir et blanc bien sûr. Rien n’avait changé :
la maison semblable à un masque de théâtre ou à un visage
effaré, au regard dédoublé, les pavés gris, l’église blanche aux chapiteaux
sculptés (plus décatie sur la photo ancienne), les maisons penchées…la fontaine.
La ville nous avait attirés encore une fois, alors que nous l’
avions presque oubliée. Et nous avons retraversé l’antique pont de pierre,
si long, trop étroit pour les voitures – nous sommes assis au milieu
sur les banquettes qui le bordent, dans la lumière baignant le fleuve
caillouteux. Un homme âgé solitaire, plus loin un jeune homme, étaient installés
là, immobiles et penchés dans le soleil, désoeuvrés. L’eau serpente lentement
vers la côte proche, et la vallée, large et plate s’ouvre
au sud, devant la mer bleue, l’horizontale invisible d’ici.

Penchés sur le parapet nous avons regardé les grands jardins en contrebas
qui bordent chaque côté de son lit. Arbres fruitiers, légumes alignés de
toutes sortes , soins patients, riche fertilité. Comme pour en témoigner, un immense
cerisier porte ses fleurs candides. C’est un soir frais d’avril .

Les jardins si beaux et vivants, la vieille cité où le soleil
pénètre peu, avec sa rue aux arcades profondes ; les portes des « palais » –
transformés en immeubles de location – semblent toujours puissantes et closes : cuir clouté
ou bois peints en noir, armoiries presque effacées. C’est l’Italie.

Aucun pays ne m’étreint si étrangement, par cette manière de vivre
dans un tissage serré du passé et du présent. Les vieilles gloires
sont là, comme en veilleuse, mais belles avec leur réseau de fissures
un peu crasseuses. Une autre vie circule là désormais, le temps prend
parfois un rythme étrange, on est en décalage, boitant dans le passé.
Pourtant, il y a tout ce qu’il faut pour être maintenant.

Très haut au-dessus de nous, un peu plus au nord, comme
un rêve de science-fiction grisâtre, l’autoroute enjambe ce monde éternel.

de la mort

par claire le 10 mars, 2023

J’ai entendu parler longuement par sa mère de ce jeune garçon, atteint d’un ostéosarcome. La dernière fois au téléphone elle a dit : « Il est en train de mourir ».

Du coup, la nuit suivante, j’étais endormie mais en attente, aux aguets. J’étais dans mon sombre lit mais dans cette autre chambre que je ne verrai jamais. Quelque chose grelottait en moi au réveil, quelque chose était tourné vers la réalité impensable : « comme un guetteur attend l’aurore… ».

Aujourd’hui je cherche dans un vieux bouquin de cuisine régionale appartenant à ma mère, très abîmé, corné et jauni, que je me suis attribué, une recette de gâteau gascon. Au bas d’une page, au crayon, son écriture précise : « il y a aussi les gnokis p 223 ». Impossible soudain de croire qu’elle n’existe plus.

baba

par claire le 4 octobre, 2022

Tu biaises ta fatigue
dans des étendues d’herbe sèches
entre les garages et les entrepôts,
les voies royales.
Tu n’es qu’un archer sans arc, flèche à la main.

Tu fais vibrer à sa pointe,
un œil fermé,
l’éclat de platine du ciel muet.

Tu voudrais modifier les interactions
aller jusqu’au sentier des douaniers
mais il n’y a pas de rivage.
L’horizon aveuglé de paperasses.

Et chacun va son chemin
un gobelet à la main
comme un curiste muni de son eau tiède,
rien n’est près de changer.

IMAGES

par claire le 4 mai, 2022

1
elle est assise dans l’étonnante lumière
qui découpe sur son visage un souvenir d’orage
ou d’énigme
elle regarde ses mains que la lumière déforme aussi.
baisse-elle les yeux pour les protéger des zébrures blanches
qui devant elle
courent sur un mur ?

un portrait si absent, méconnaissable
l’abstraction d’une présence : une robe sombre
des cheveux sombres
où la lumière met des flammèches.
et cette lumière violente et douce, froide et pâle
fait un chemin aussi autour de ses yeux,
de son nez et de sa bouche.

elle se laisse utiliser comme une toile,
le laisse dessiner son idée sur elle,
elle s’en remet
à l’idée, la beauté.

beauté sur sa beauté
abstrait sur humain
tout disparaît presque.

2

mon enfant s’est enfoncé dans la haie, il cherche quelque chose.

mon enfant dans la haie, au fond de la haie, sous les feuilles petites
n’a laissé dépasser que sa jambe et son pied.

de ces lieux que les enfants explorent, avec les insectes gris
dans le secret, l’ombre,
ils laissent à la porte
nos corps maladroits, trop grands.

on s’arrête, on n’appelle plus, saisi de nostalgie lointaine :
notre corps petit était accordé à la magie
il suffisait de ramper pour y baigner
d’être accroupi pour que le temps s’arrête.

alors les parents vous appelaient
du bord de leur monde
où ils vous veulent
debout ou assis.

3

la nature a créé l’herbe et la terre,
la mer comme miroir, les graviers les roches,
mais l’homme a créé l’asphalte.

sous la pluie
lui vient cette beauté que personne n’a prévue
qui luit et ruisselle, soyeuse
ou bien elle s’étend dans sa poussière sèche
brûlante sous un ciel d’été.

l’homme marche sans le voir
sur sa souplesse rugueuse, souillée
ignorant le dessin hasardeux des fissures,
les bosses des racines ou des herbes
qui cherchent l’air libre.

il y a le jeu des lumières :
celles du soir saignantes et d’or
celles du matin
quand c’est l’aube en hiver et qu’il va faire beau,
et la lumière rasante et rousse
qu’on trouvait en rentrant le soir
quand on allait vers l’ouest.

sous cette clarté variable, on peut voir les dessins des hommes
peinture des passages piétons, lignes symboliques
à demi-effacées souvent
par les pieds, les roues.

4

le grand chien noir
sur la neige blanche
ressemble à un chien du moyen-âge
avec ses oreilles pointues, son ventre avalé
– quand on savait encore dessiner les démons.

comme un présage, un émissaire
ses griffes sur la grille, sa tête tordue.

promenant tout seul sa quête
par ce jour de neige
dans le parc de mon enfance
là où je passais des heures à rire
à courir.

il ne court pas ne joue pas
on dirait un tueur
furtif et muet, incompréhensible.

sous-marins, sous-mariniers

par claire le 17 janvier, 2022

Il y a quelques jours, je regardais un film dont les premières images sont celles de la lente avancée d’un sous-marin sous la glace. Mouvement glissant dans cette lumière bleue, forme sombre et parfaite, vaguement menaçante, je me suis dit que j’aimais bien les sous-marins.

Ici, à Toulon, se trouve une des deux bases des sous-mariniers de la Marine Nationale, cachée quelque part dans la presqu’île de Saint-Mandrier. L’autre base est à Brest, de nombreux marins vont de l’une à l’autre, et dans le joli petit port de Saint-Mandrier se trouve une merveilleuse crêperie bretonne. Elle n’a rien à envier à celles de Bretagne, qualité des crêpes et couleur locale garanties. Le soir, on dîne entouré de jeunes marins très animés.

J’ai eu l’occasion de visiter un sous-marin, au cours d’une de ces journées où les habitants de Toulon sont conviés à venir visiter des navires de type variés, militaires ou civils. La base navale est alors ouverte, on fait la queue sur le quai et on monte à bord, accueilli par l’équipage qui vous explique la vie quotidienne, les équipements, les missions. Les Toulonnais aiment (ou plutôt aimaient avant le covid) beaucoup ces journées. Il y a pas mal de familles ici dont un garçon ou une fille s’est engagé, et tout autour du port circulent ces jeunes gens, souvent avec d’énormes sacs sur le dos… ou bien ils se prélassent au café « Des cinq mondes » juste en face des grilles du port militaire. On raconte que la vie à bord est souvent compliquée au niveau sentimental… il est loin le temps où on pensait qu’une femme sur un bateau portait malheur !

Vivre dans un sous-marin paraît presque inimaginable quand on le visite, la pensée se rebelle devant ces espaces minuscules, cette promiscuité permanente, l’enfermement ; on imagine des hommes-anguilles. Mais pour certains, je sais que c’est au contraire une expérience qu’ils apprécient. Je repense à la méthode « Tomatis », qui prétendait soigner certains troubles psychologiques par l’audition au casque de voix humaines déformées comme elles le sont dans le ventre de sa mère. Il doit y avoir de cela dans le monde sonore d’un sous-marin. Reste l’autre représentation qu’on ne peut pas tout à fait éviter, celle des accidents qui engloutissent parfois navire et équipage au fond d’un monde d’obscurité, et souvent dans une énigme définitive. Toulon a vécu cela aussi, à quelques miles de son port.

Quand est sorti en salle le film « Le chant du loup », qui raconte l’histoire d’une « oreille d’or » – un de ces sous-mariniers chargés d’épier les bruits sous-marins et de repérer, reconnaître, identifier tel ou tel bruit d’hélice, tel ou tel écho – nous avions derrière nous des connaisseurs qui chuchotaient dans le noir, commentant la véracité des situations et les bruits entendus. Apparemment, le film était assez bien documenté. Une de mes amies connaissait un de ces surdoués de l’audition, capables de discriminer et de mémoriser des centaines de sons, capables de rivaliser avec les sonars et les banques sonores. Elle racontait qu’il ne sortait jamais de chez lui sans protection auditive, et qu’il était un peu particulier.

Je viens de lire « 20000 lieues sous les mers ». Je n’avais lu que la version enfantine de la bibliothèque verte. La fascination de Jules Verne pour le monde sous-marin est évidente, en particulier on est stupéfait des listes d’innombrables créatures marines qui émaillent le texte. Un des personnages est d’ailleurs envahi par la manie de la classification. Et la description altière du personnage du capitaine Nemo, celui qui a juré de ne jamais retourner à terre, a quelque chose d’amoureux. Je me fais la réflexion saugrenue qu’aucun personnage féminin n’a jamais bénéficié dans un roman d’un portrait aussi admiratif, ébloui, mais j’ai peut-être tort. Quels rêves de fuite et de transgression Verne a-t-il vécus à travers ses personnages, lui qui menait une vie confortable, laborieuse et considéré

la robe mauve et l’ange

par claire le 17 janvier, 2022

Je suis née en 1952, à Paris. Mes grands-parents paternels vivaient à Toulouse et je suis allée très souvent – en train – faire des séjours dans leur maison, située dans le quartier qu’on appelle maintenant « Les chalets », entre les boulevards et la gare Matabiau.

Mon père, fils unique, avait perdu brutalement sa mère à 8 ans, morte d’une septicémie. La mère et la sœur célibataire de mon grand-père sont alors venues vivre chez lui. Puis mon grand-père s’est remarié quelques années plus tard avec une jeune femme de 35 ans, fille d’officier, qui s’est très bien entendue avec mon père, mais a dû avoir quelques difficultés à faire sa place dans cette demeure. Peut-être est-ce pour affirmer sa présence qu’elle a investi l’argent qu’elle possédait personnellement pour meubler et décorer son nouveau domicile, dans les années 30.

Je précise cela, car lorsque nous y venions en vacances, presque rien n’avait bougé depuis cette époque — à part le décès de la vieille dame et le départ de notre grand-tante Marie-Thérèse, grande voyageuse. Les beaux meubles, les rideaux de peluche, le salon Louis XV et les armoires sombres, les livres reliés, tout était comme immobile. J’adorais le décor art nouveau, les papiers peints étonnants, le serpent sinueux sur le cadre de la grande glace de la salle à manger…

Le grenier était un monde à part, dévolu aux expériences de mon grand-père : reliure, photographie, peinture sur porcelaine, et aux objets qu’on avait rangés là, aux collections de journaux attachées d’une ficelle, aux sabres de notre ancêtre le général d’empire. J’ai compris progressivement que la famille avait été aisée, vivant des revenus de plusieurs fermes, mais que cette aisance s’était peu à peu évanouie, contraignant mon grand-père à un emploi de dessinateur à la SNCF. Sa retraite devait être assez mince. Mais nous les enfants, nous ne savions rien de tout cela. La maison n’était pas très grande, ils en avaient loué deux pièces au rez-de-chaussée, et du haut du balcon on donnait sur un jardin en fouillis, où on n’avait pas le droit d’aller.

Ma « grand-mère » (on connaissait bien l’histoire, mais on l’appelait quand même « Mémé », et mon père et ma mère l’appelaient « Tatie ») n’avait pas pu avoir d’enfants et quand nous sommes nés, mon frère, mes deux sœurs et moi, elle a été une grand-mère pleine d’affection, d’humour et d’indulgence.

Elle et ma grand-tante Marie Thérèse avaient été des jeunes femmes coquettes et élégantes, les tiroirs de la maison étaient encore pleins d’objets oubliés, et je les fouillais pendant des après-midis entières : peignes, rouges à lèvres noircis, perles de jais, éventails, écharpes. Tout cela très fripé et ancien, très mystérieux à mes yeux, car on avait le sentiment que ces tiroirs n’avaient pas été ouverts depuis plusieurs décennies.

La robe mauve que me donnait ma grand-mère pour me déguiser était une robe de mousseline transparente, déjà bien déchirée, mais couverte de petites perles cousues finement, en longues lignes verticales, comme on le faisait dans les « années folles ». Robe de bal de ma grand-mère, qui l’avait donc gardée, et qui nous la donnait gentiment pour jouer les princesses. Mon souvenir c’est que je laissais un sillage de perles derrière moi, qu’elle devait balayer sur le « ballatum » râpé de la salle de séjour après mon passage. J’allais m’asseoir sous la lourde table Henri II, qui avait comme deux petits bancs entrecroisés entre les pieds, et c’était comme une maison.

J’ai choisi de parler de cette robe parce qu’elle incarne, je crois, toutes les émotions que me procurait cette maison, mais aussi parce qu’elle symbolise pour moi le lien que j’avais avec ma grand-mère, mon grand-père et ma grand-tante (qui habitait pas très loin, près de Saint Sernin).

Ces personnes âgées représentaient pour moi un passé lointain — il y avait eu la guerre entre les deux époques, et elles continuaient à vivre dans ce décor, sans rien déranger, leur vie quotidienne pourtant bien installée dans les années cinquante. Le passé était beau et un peu flétri, riche d’objets choisis autrefois avec soin, mais auxquels on ne prêtait pas tellement attention : on allait au marché sur les boulevards, on faisait la cuisine, on regardait la télévision, on partait à la campagne, on achetait un petit tas de sable pour que nous puissions jouer sur le perron. Nous étions libres d’aller fouiller pendant des heures au grenier dans les jouets de mon père, les magazines des Pieds Nickelés, et même les déguisements de mon grand-oncle (le roi Saint Louis) et de ma grand-tante (le Petit Chaperon rouge, avec ses souliers de satin à talons et ses bas brodés). Tout avait été conservé, mais tout était livré à nos mains d’enfants sans précaution spéciale, et je ne me souviens pas qu’on nous ait jamais reproché d’avoir abîmé quelque chose. J’imagine que l’apparition de notre enfance dans cette vieille maison refermée sur son passé avait été pour eux une telle joie qu’ils nous donnaient tout sans chercher à « conserver » encore.

Une autre objet que j’aimais particulièrement dans la maison, que je ne touchais que rarement et avec précaution, c’était un petit bibelot en porcelaine, une coupelle sur le bord de laquelle était assise une bergère, avec un pierrot debout à côté d’elle. Dans la coupelle, ma grand-mère laissait un bâton de parfum solide (je n’ai jamais vu cela ailleurs). Le parfum s’appelle « Canoé », il existe toujours, et j’en ai un flacon dans ma salle de bain. Ce parfum flottait doucement dans la grande chambre aux plafonds hauts, aux volets entrebâillés pour limiter la chaleur de l’été, et il me rappelle toujours ma grand-mère, longue dame un peu penchée à la voix douce. Elle avait tant d’humour qu’elle avait eu une crise de fou rire quand mon frère avait renversé le bol du mixer d’épinards sur ses beaux vêtements du dimanche. Elle savait aussi nous faire rêver : dans la poubelle de la cuisine vivait une petite famille invisible, qu’on devait nourrir tous les jours avec du marc de café.

Il me semble que les enfants ont une perception du passé de leur famille et que cela passe par la transmission des objets, la façon dont les adultes les leur présentent. Le passé un peu « riche » de ma famille, nous en avons profité de la façon la plus belle : comme d’un rêve ancien dont il n’y a aucun orgueil à retirer, une beauté porteuse de temps et d’histoire, des objets de dons entre les générations.

Un dernier objet que j’ai chez moi c’est le petit ange de céramique parsemé de dorures qui accueillait chaque année le brin de buis béni de la fête des rameaux, au-dessus du lit de mes grands-parents. Et c’est ma petite-fille qui l’a remarqué dans l’endroit où je l’avais entreposé : « J’ai vu quelque chose de magnifique », m’a-t-elle dit du haut de ses 5 ans. Du coup, je l’ai installé bien en vue dans le couloir.

En y réfléchissant, je me demande un peu ce que cet ange pourrait signifier comme transmission de ma part : bien qu’ayant dès quinze ans et définitivement rejeté la religion, ne suis-je pas tentée quand même de témoigner auprès de mes petits-enfants de ce qu’elle a été pour moi dans mon enfance catholique. Célébrations qui revenaient chaque année, cérémonies, récits, images, culture, émotions, un « ailleurs » ?

matrice

par claire le 17 janvier, 2022

Je vais te faire comme mon père : le nez surtout, mais aussi les deux plis profonds de chaque côté : du nez à la commissure des lèvres. Et les cheveux lissés en arrière, avec deux golfes profonds.
Je vais te faire comme lui, mais je sais déjà que tu seras différent, parce que je l’ai presque oublié, parce qu’il n’existe plus…enfin on ne peut plus le voir, le toucher – alors que tu sera là dans ma main, dans toute la solide dureté de ton bois. Objet, objet que je pourrai jeter, brûler, objet qui existe.
Mes gestes sont précautionneux, la pression du ciseau, de la gouge, je les dirige de mon mieux. Je ne suis pas si attentif au résultat, mon geste est une invocation, mon esprit est parti à sa recherche, je rêve.
Peu importe ce que tu montreras finalement de ma mémoire défaillante, de la nature des morts si inaccessible. Tu témoigneras toujours de ce moment particulier où j’ai essayé de faire mon père, où j’ai convoqué dans l’épaisseur du passé ses innombrables visages, presque effacés.

fleuve, haies

par claire le 17 janvier, 2022

C’est comme si je soulevais l’horizon, par mon avancée, mais avec une tendance à l’oubli immédiat de ce que je dépasse…non , c’est comme si l’horizon n’était pas de sa propre couleur, de la couleur du ciel au dessus de la route. C’est comme s’il était exténué, se levait, se levait, sans qu’aucun lieu n’habite encore derrière son dévoilement – inutile.
Je vais, voici plusieurs heures déjà que je m’enfonce dans cet horizon vague. De chaque côté, je le vois bien, il y a des paysages, qui s’enfuient, se dilatent, pourraient être déchiffrés, où on pourrait s’arrêter. Je m’enfonce entre eux, dans la différence qu’ils manifestent : d’un côté une grande plaine hachée de haies, qui semble par endroits fraîchement labourée (on est en octobre). De l’autre les bords du fleuve s’étirent, rendus flous par ma vitesse. Je vais vite, laissant derrière moi quelque chose qui s’était refermé depuis des années, à quoi je ne pense plus. Seul l’épuisement de cet horizon témoigne encore de ce que je fuis. Bientôt, l’horizon s’ouvrira, je regarderai d’un côté l’éclat du fleuve, de l’autre les oiseaux survolant les haies, et je saluerai la tombée du jour, le soir.

mémoire noire

par claire le 17 janvier, 2022

Dormir. Depuis quelques années, dormir ou ne pas dormir n’était pas si séparé, il y a avait des entre-deux, de longues flottaisons. Etre allongé dans le noir absolu était devenu une condition nécessaire pour glisser lentement, comme de côté, dans l’eau trouble du sommeil et y disparaître. La moindre source lumineuse, celle par exemple de ces petits veilleurs rouges qu’on ne peut éteindre sur le téléviseur des chambres d’hôtel, gênait le glissement. On jetait un vêtement et l’oeil rouge disparaissait. Présences muettes, à demi-vivantes, les appareils électroniques semblaient les sentinelles d’un monde où l’on ne dort jamais, ne devrait jamais dormir. Les héroïques petites présences électroniques, prêtes à s’éclairer en pleine noirceur d’une vague lueur spectrale, nous rappelant qu’ailleurs, d’autres ne dorment pas, pourraient tenter un contact. Alors ils fallait les enfouir, les aveugler, les réduire au noir

A cette condition s’installait un autre monde, obscur et primitif, vieux comme l’origine, comme ce qui entourait le sommeil de nos ancêtres quand ils s’enfonçaient dans leurs grottes, fuyant l’éclat des étoiles, des dernières braises.
C’est l’ancienneté de l’obscurité, sa parfaite similitude avec celle que nous connaissons depuis l’enfance, qui aide à dormir. Le noir inchangé, que nous avons appris à ne plus craindre, avons
même appris à aimer, refuge sans limite et clos à la fois, ne demandant rien, silencieux.
Dans cette immobilité, enfin libres, nous avons pu – d’aussi loin que porte la mémoire – laisser venir les images internes des rêves, floues et vectrices, nous avons même pu cesser d’exister, sans crainte.

hortillons, hortillonnes

par claire le 22 septembre, 2021

Près d’Amiens, à l’est de la ville, le long du lit de la Somme, s’étend une vaste zone faite d’étangs, de canaux, de parcelles cultivées, de jardins d’agrément. Cela s’appelle « les hortillonnages », l’origine latine du nom (hortus = jardin) renvoyant bien à son histoire, puisque le creusement des canaux remonte à l’époque gallo-romaine. Les gens qui les cultivent s’appellent les « hortillons – hortillonnes » et ils ont pendant des millénaires ravitaillé Amiens en légumes qu’ils amenaient en bateau à deux pas de la cathédrale, sur le quai, au « marché sur l’eau ».
Même si cette activité a pas mal diminué, tout cela reste bien vivant et la qualité remarquable des légumes poussant dans cette terre alluviale, sombre et légère, arrosés « par en dessous », leur garantit une clientèle fidèle. Les jardins de loisir ont pris la première place, très fleuris et décorés, ou bien plus sauvages, avec presque toujours un petit bungalow.

Quand je suis arrivée à Amiens, en 85, j’ai visité plusieurs fois en barque ce lieu, mais c’est 10 ans plus tard, quand le désir d’avoir un vrai jardin est devenu presque obsessionnel, que nous avons commencé à chercher, avec l’aide de l’Amicale des Hortillonnages qui centralisait les annonces. La quête fut longue, avec des déceptions de dernière minute, mais finalement nous avons pu acquérir un terrain parfait, portant une petite maison verte à un étage, sans eau ni éléctricité, construite entièrement par un ancien menuisier, qui avait amené en barque parpaing après parpaing.

Il était mort depuis plusieurs années quand nous avons acheté le terrain, certains héritiers s’étaient fait tirer l’oreille et pendant 6 mois nous avions les clefs, la barque, mais aucune certitude. Ces six mois d’hiver ont été comme une initiation : apprendre à manoeuvrer la barque avec une seule longue rame, explorer les alentours, et défricher défricher défricher. Les ronces étaient comme des dragons endormis, de dix mètres de long, la partie la plus éloignée était en cours de transformation en une jeune forêt, et je n’ai pu en découvrir l’extrémité qu’après plusieurs mois. Dans la maison, extrêmement saine malgré la situation, tous les outils étaient restés là, souvent brisés, rouillés, et les bottes et les bleus de travail du vieil homme, de vieux mégots, la grande table qu’il avait construite. Un bric-à-brac impressionnant où on pouvait trouver de quoi pêcher, semer, tailler. J’utilisais avec respect tout cela (sauf les bottes ! ). J’y allais souvent seule avec mon chien, quelque soit le temps ou presque, et mes satisfactions ont été très riches, mes déconvenues aussi. La partie était inégale entre la puissance de cette nature et mes efforts et mon temps, mais j’en avais pris mon parti, et je me sentais comme une invitée dans ce territoire si libre. En hiver j’avais le sentiment d’ être au bout du monde, alors qu’on entendait distinctement ferrailler les trains dans la gare d’Amiens et qu’on pouvait deviner la flèche de la cathédrale sur le trajet de retour.

La vie avance : à moment donné j’avais moins de temps libre, les enfants étaient partis, la poussée des plantes sauvages était devenue trop forte pour le temps que je pouvais trouver. Il fallait bien regarder les choses en face, alors nous avons décidé de vendre. J’en parle à un ami qui connaissait l’endroit et peu après il me rappelle. Nous avons organisé la visite, avec sa femme et ses deux fils, et le soir même c’était décidé !

J’en parle aujourd’hui parce que chaque fois que je reviens à Amiens, ils organisent un pique-nique avec tous nos amis communs et je retrouve la barque, les canaux, les poules d’eau, les arbres immenses, les orties et les fleurs. C’est ce que nous avons fait dimanche dernier, dans la plus belle journée de soleil qu’on pouvait rêver. Le jardin est merveilleusement cultivé, chacun avait rivalisé de créativité dans les salades et pâtés, et on est rentrés presque à la nuit tombée, dans le silence de l’eau calme, escortés par une nombreuse famille de cygnes.
La vie avance, on quitte des choses qu’on aimait, mais aussi souvent elle nous invite à de petits voyages de retour, et alors on est très heureux, surtout avec des amis.

Si vous voulez voir le terrain et cette petite maison verte au toit rouge, il faut aller à Amiens, monter dans une des barques électriques qui conduisent les touristes doucement entre les canaux. Et à moment donné, dans le rieu d’Orange (chaque canal/rieu porte un nom), si vous regardez bien à gauche vous la verrez. Mon chien aimait beaucoup se poster sur le bord au passage des barques, car il avait droit à des compliments : « oh le beau chien ! »…et une fois un petit garçon qui avait bien écouté le guide s’est écrié en me voyant bêcher : « tiens, une hortillonne! ».
Mais je n’y suis plus !