Claire Ceira

collages

par claire le 1 juillet, 2025

Faro, avril 2019 : le musée municipal

Un musée charmant, dans un ancien monastère, et au dernier étage, dédié à la peinture contemporaine, une toile représentant un taureau sombre, dans une ruelle sombre, montante, méditerranéenne. Il semble que c’est le crépuscule ou même la nuit.
Une faible lumière coule sur le pelage de l’animal, tourné vers le spectateur (vers le peintre ). Les yeux ne sont pas figurés, et c’est ce qui est troublant ; les cornes très dessinées, la silhouette toute entière plus pressentie que vue, elle se fond dans les murs qui l’entourent. Derrière on devine des arcades plus claires ; la rue est déserte. Il y a une impressionnante sensation d’immobilité, vaguement menaçante.
Le tableau est de Carlos Filipe Porfirio et s’appelle sobrement « Touro preto (taureau noir )».

Juste à côté une autre toile de lui intitulée « Berradeira Zorra » représente une figure assez terrifiante, un quadrupède à l’expression haineuse, aux oreilles dressées, qui baigne elle aussi dans une pénombre.
Ces deux toiles m’ont laissé un fort souvenir.

La légende de la Berradeira Zorra.
La Berradeira Zorra, également connue sous le nom de Zorra d’Odelouca (d’après le lieu où elle aurait vécu), est une créature mythologique nationale célèbre en Algarve. Son apparence physique, qui diffère considérablement selon les versions consultées, n’est pas toujours très claire. Cependant, son nom seul laisse penser qu’il s’agissait d’une sorte de vieux renard doté de mystérieux pouvoirs magiques et/ou capable de prendre différentes formes. Cependant, ce qui rend cette légende particulièrement intéressante, c’est qu’il existe plusieurs versions qui nous en racontent l’origine ! La légende de la Berradeira Zorra ou d’Odelouca. À cet égard, une première version de l’origine de cette Berradeira Zorra se contente d’affirmer qu’il s’agit d’un esprit démoniaque. Une seconde version, qui la relie aux Mouras enchantées, affirme qu’il s’agissait à l’origine d’une jeune femme maure, mais qu’elle a fini par offenser chrétiens et musulmans (d’une manière qui n’est pas tout à fait claire), en guise de punition divine, elle a été transformée en cette créature. Un troisième, et probablement le plus célèbre de tous, raconte qu’il s’agissait d’un être humain ayant commis de nombreux actes maléfiques au cours de sa vie, sans jamais manifester le moindre remords, notamment en modifiant les limites du territoire (autrefois marquées par des pierres spéciales et donc relativement faciles à modifier). Mais quelle que soit son origine, le Zorra Berradeira était une créature redoutable, capable, au minimum, de rendre fou quiconque entendait ses cris, et dans le pire des cas, de provoquer sa propre mort. D’ailleurs, nous n’avons trouvé aucune trace de quelqu’un l’ayant affronté ou vaincu avec succès. Vit-il encore en Algarve, dans la région de Ribeira de Odelouca ? Si un lecteur originaire de la région en question l’a entendu, n’hésitez pas à laisser votre témoignage ci-dessous ; cela vaut toujours la peine d’essayer ! Un dernier point… si l’on pense que ce Zorra de Odelouca était à l’origine une espèce de renard, il présente plusieurs points communs avec des créatures comme le Huli Jing chinois. Serait-ce intentionnel ? L’histoire de cette créature aurait-elle pu arriver d’Orient au Portugal, à l’époque des Grandes Découvertes ? Nous n’avons jamais vu d’étude sur le sujet, mais pour les plus patients, il serait intéressant d’étudier l’origine de cette légende. Il est cependant probable qu’il s’agisse d’une histoire orale, dont les racines sont depuis longtemps perdues, et il est donc très difficile d’en tirer des conclusions quant à sa véritable genèse. Cette obsession pour les renards pourrait n’être qu’une coïncidence, liée à la façon presque magique dont ils disparaissent dans les nombreux endroits où ils vivent…

Amiens, mai 2025 : le musée de Picardie.

Je suis de retour ici, dans la ville où j’ai vécu 25 ans, élevé mes enfants, travaillé. Je viens de retrouver mes amis pour une fête de départ à la retraite. Le temps déroule sa toile, tout change et tout est pourtant présent, vivant, avec des superpositions de souvenirs à chaque coin de rue. J’ai une matinée de liberté, je vais visiter le musée de Picardie – très beau maintenant – je me promène dans les différents étages ; il n’y a presque que des enfants, avec leurs enseignants : leur gaieté rebondit dans les grandes salles. Je suis dans un état particulier, assez rare, de disponibilité, de calme.
J’ai photographié une très grande toile (six mètres sur quatre), qui s’intitule « Lady Godiva ». La légende raconte que cette noble dame anglaise, émue de voir les habitants de sa ville écrasés par les impôts, plaide leur cause auprès de son époux, qui la met au défi de traverser la ville, nue sur un cheval. La scène est représentée avec le maniérisme de son époque, le long corps nu de la jeune femme éclairant de sa blancheur une rue sombre dont toutes les fenêtres sont closes. La légende raconte que tous les habitants, par solidarité avec leur dame, ont fermé leurs volets…sauf un, qui jette un coup d’oeil et devient aussitôt aveugle.
L’audace de cette chaste (?) nudité frappe l’esprit. On se demande de quel genre était le mari…une des versions de la légende raconte que c’était lui le voyeur.
Cette toile de Jules Lefebvre – me dit un ami – a connu des fortunes diverses, certains conservateurs allergiques au style un peu daté (1890), ou offusqués de l’érotisme sacrificiel qu’elle évoque, l’ont renvoyée deux fois aux sous-sols, où elle a été deux fois redécouverte, restaurée, ré-exposée.
La scène m’a soudain rappelé le tableau de Faro, le taureau noir dans la ruelle, à cause de l’atmosphère silencieuse et pesante, de la rue morte, à cause aussi de la pâleur centrale, cernée d’obscurité.

Amiens , avril 1999 : le tueur des trains.

Mes enfants vont à l’école rue Jules Lefebvre (dont je n’avais pas trop cherché à connaître l’identité à l’époque). C’est une petite rue, une petite école tout près de chez nous, dans le quartier Beauvais. Les enfants viennent de milieux très variés, bourgeoisie un peu guindée d’Henriville, enfants de « la Fosse au lait » (un quartier où sont toujours habitées les maisonnettes précaires construites en urgence après la guerre), enfants de femmes africaines réfugiées dans un foyer tout proche, jeunes familles qui ont acheté une maison amiénoise avec son petit jardin à l’arrière…
En bas de la rue de l’école il y a un petit bar où vient souvent Sid Ahmed Rezala, dont une habituée dira : « Je disais toujours qu’Ahmed il était trop gentil, qu’il se ferait toujours marcher dessus ». Juste en face de l’école, dans une maison amiénoise dont il occupe un étage, il a invité – et tué – une de ses victimes, une jeune femme, dont il a caché le corps dans la cave à charbon. Les enfants passent et repassent devant le soupirail, avec leurs parents, petit monde paisible.
Quand on apprend l’histoire, après qu’il soit parti dans une cavale meurtrière, on a un peu peur, rétrospectivement, on regarde à la dérobée le soupirail où le drame a eu lieu. La mort est là, dans l’ouverture, au ras du trottoir.
Il y a quelque chose de tragique dans l’histoire de cet homme, violé à 9 ans par un groupe d’hommes en Algérie, longtemps enfermé dans le silence, et qui raconte avoir l’impression dans les moments de passage à l’acte, d’assister impuissant à ce qui arrive. Il se suicide en janvier 2000 à Lisbonne, où il a été arrêté, emprisonné, avant son extradition.
Je me souviens qu’il y avais quelque chose de très particulier autour de cette histoire, parce que les journaux le suivait à la trace dans sa fuite destructrice : de train en train, de ville en ville, de pays en pays. Les trains toujours…où il ne payait jamais, où il avait été verbalisé un très grand nombre de fois avant de commencer à tuer, où il rencontrait des jeunes filles.
Les femmes seules dans les trains avaient peur. Ca n’a duré que quelques semaines.

Toulon juin 2025 : drôle de travail de notre esprit, comme un collage.
Deux musées ; trois toiles vaguement ressemblantes, à cause de l’obscurité de la scène dépeinte, de la lumière ; trois animaux.
Ce taureau sans yeux qui nous regarde, cette femme nue qui ne doit pas être regardée, et pourtant offerte à la vue de tous. Deux noms de peintres, une toile montrée/cachée, des villes. Deux légendes qui disent quelque chose de dérangeant, une honte fièrement assumée, un destin haineux sans échappatoire.
Et la vie qu’on a vécue, encore pleine de sève.
Quel drôle de travail fait l’esprit humain autour de son histoire, des histoires, des images. Ces fils d’Ariane qui nous conduisent au milieu des choses enfouies, ces sinuosités, ces pensées erratiques, ces questions qui planent, et notre vie naviguant un peu au hasard des coïncidences.

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