Claire Ceira

focale (16)

par claire le 15 octobre, 2019

Qu’est-ce qu’il faisait là ce type, jeune
blond, beau et riche, avec son appareil photo ? Qu’est-
ce qu’il faisait dans notre calle, où notre misère
va et vient tous les jours ?La fille au chignon
l’a regardé, et le garçon assis sur le trottoir,
il le regardait aussi…(ou bien il me regardait moi,
cherchant à comprendre). Mais moi, l’homme aux bras imaginaires
moi qui ai fait fabriquer deux boîtes de bois fin
laqué, brillant, pour cacher l’invisibilité de mes deux bras
je ne l’ai pas regardé. J’ai détourné de
lui mon visage, car je ne voulais pas lui offrir
la douleur de mes yeux. Ainsi il n’a emporté
que le reflet du soleil sur mes boîtes, ma casquette,
mon menton et la fente si serrée de ma bouche.
Il cherchait la douleur et la beauté, cet ange charognard
aux yeux bleus. Il n’avait pas assez souffert, cherchait.

——-

La lumière tombe droite dans la rue, elle se reflète sur les sortes de boîtes vernies que porte l’homme de chaque côté de son torse étroit, et éclaire son visage par en dessous. Il a un de ces vieux visages secs, petit homme aux aguets.
La visière de sa casquette aussi est éclairée par en dessous, ainsi que son regard inquiet, ses yeux détournés. À quoi servent ces boîtes oblongues ? On pourrait croire qu’il y cache ses bras, ou plutôt des moignons ? L‘idée invérifiable plane et arrête l’esprit, obscurcit la scène entière, et sa noire lumière le fait ressortir plus nettement sur le fond un peu flou. On dirait que la lumière du ciel n’est là que pour écraser ses épaules, vêtues d’une veste grise, mais qu’un autre éclat venu de l’enfer révèle par ces reflets son visage, sa douleur sans remède, ses yeux encore témoins de tout, de tout le reste de sa vie à vivre.

——-

Je marche tout le temps aux aguets, rien d’autre ne m’intéresse que « voir ». L’appareil n’est là que comme un Jiminy Cricket, un autre moi mécanique, qui m’empêche de perdre du temps, qui met le temps de côté.
L’homme, je l’ai vu de dos, j’ai mis un instant à comprendre, j’ai compris ce qui lui était arrivé, ce qu’il faisait, la lumière était puissante comme sur une scène, je l’ai doublé, je me suis retourné et je l’ai pris.
Proie au-delà de la chasse, roi déchu sans royaume, il a détourné la tête. J’ai lu comme un livre entier dans ce mouvement, comme s’il m’apprenait quelque chose de ma hantise. Les autres gens de la rue me regardaient aussi, visage vide, eux qui avaient appris depuis si longtemps à l’épargner, à l’entourer de leurs non-regards.

4 comments

Ah Claire tu es dans une situation bien embarrassante. L’aurais tu esquivé du regard toi aussi plutôt que prendre ta photo timide qu’il n’y aurait pas plus eu de rencontre. Ta rencontrer craintive en effet ne peut changer le cours du temps. Ton aide est inexistante, ton Empreinte n’a pas eu lieu Claire. Tu continues ta route et il ne s’est rien passé. Si seulement tu avais pensé avec lui, que tu t’étais réjouis et avais souris là seulement tu l’aurais accompagné même s’il ne s’était aperçu de rien. Il faut cueillir les moments et ne pas en avoir peur.

by Florian on 30 novembre 2019 at 9 h 00 min. #

Bonjour Florian,
ce poème a été écrit à partir d’une photo de Henry Cartier Bresson, prise en Espagne dans les années 30. J’ai mis longtemps à pouvoir l’écrire, comme engluée dans son énigme et l’expression du visage du vieil homme.

by claire on 30 novembre 2019 at 20 h 58 min. #

Je suis contente d’avoir trouvé le chemin de ton site, Claire ! Depuis longtemps ce que tu écris fait écho chez moi. Ici encore, j’ai été « scotchée » ( le mot ne convient pas, mais tu saisiras l’idée) par ce texte : la construction en trois parties qui rend l’ambiguïté de la situation du  » voyeur » : voir est-il une reconnaissance ou une agression ? Il me semble qu’ici, les souffrance se répondent : celui qui « n’existe qu’en voyant » photgraphie « ce qui n’existe pas  » chez l’autre….
J’ai beaucoup aimé les points de vue, celui de chaque personnage et entre les deux, l’objectif !
Enfin, je suis comme toujours frappée par la tendresse qui émane de tes textes. Merci !

by Coline on 15 janvier 2020 at 8 h 52 min. #

Bonjour Coline,
Quel plaisir de te voir passer ici ! Et merci de ce que tu dis.
Mon texte est injuste pour Henri Cartier Bresson qui était rien moins qu’un charognard, au contraire, homme « de gauche » plein de respect pour ceux qu’il photographiait, réfutant la prétention à être un artiste (j’ai écouté récemment un entretien où il expliquait sa position de l’époque : être en écho intuitif à ce qui se passe, saisir, ne jamais retoucher ni tricher, et être témoin dans tous les lieux où se joue le destin des personnes et des peuples)…Pourtant, pourtant, il y a aussi du vrai sans doute dans ce que dit mon texte.
Et pour la tendresse, je crois qu’elle vient d’elle-même quand on se met à la place des gens.

by claire on 15 janvier 2020 at 10 h 22 min. #

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